Publié en février 2012, le rapport annuel de la Cour des Comptes, un beau petit document de plus de 1000 pages, offre une sélection variée d'analyses, d'observations et de recommandations sur la situation économique française. Un des buts de ce rapport est de montrer les dysfonctionnements de la gestion de l'Etat, et de participer ainsi à une meilleure gestion des finances publiques.
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Parmi les très nombreux chapitres de ce rapport, dont la version intégrale est disponible ici, un chapitre a retenu l'attention du Captain', celui sur "La fraude à la TVA sur les quotas carbone". Je vous avais en effet présenté il y a quelques temps le fonctionnement du marché du CO2, qui consiste à allouer un quota d'émissions de carbone aux entreprises, et à créer un marché sur lequel les entreprises ayant dépassées ce quota doivent acheter aux entreprises ayant moins polluées que leur quota un "droit à polluer", sous peine d'amende. Le quota (= le droit d'émettre une tonne de CO2) s'échange sur un marché réglementé ; le prix du quota dépendant donc de l'offre et de la demande. Pour plus de détail sur le fonctionnement de ce marché, lire "Le marché du CO2 - Acheter ou vendre un droit à polluer"
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Les entreprises peuvent donc acheter et vendre des quotas sur un marché réglementé ; mais c'est aussi possible pour des intermédiaires financiers souhaitant spéculer sur l'évolution du cours du CO2. Mais, et c'est par ce biais là que la faille est apparue, les quotas sont considérés comme des biens incorporels, et non pas comme des instruments financiers, et sont donc assujettis à la TVA. Comme expliqué par la Cour de Comptes "Lâ€article 259 B du CGI qui prévoit que si le preneur (lâ€acheteur) et le prestataire (le vendeur) sont assujettis à la TVA dans deux Etats membres différents, la TVA est due par le preneur (règle de lâ€auto-liquidation)".
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Et c'est grâce à cela qu'une fraude gigantesque, pour un montant total en France estimé à 1,6 milliard d'euros, a pu se mettre en place. Le principe du "carrousel de la TVA" est assez simple:
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1) Une société A (le fournisseur) d'un pays de l'Union Européenne, vend à une société B française pour 100 euros HT de quotas de TVA. Le fournisseur est exonérée de TVA (car la TVA est due par le preneur).
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2) La société B française (le preneur) revend ces quotas à une société C française pour un montant de 119,6 euros TTC, dont 19,6 euros de TVA qu'elle devrait en théorie reverser à l'administration fiscale (mais qu'elle ne reverse pas).
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3) La société C (le déducteur) revend les quotas à une société D non-française, donc est exonérée de TVA, et demande au trésor public le remboursement de la TVA facturée par B. Cette société a payé 19,6 euros de TVA à la société A et reçoit 19,6 euros du Trésor public (TVA collectée = TVA déductible).
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Les sociétés comme la société B sont ce que l'on appelle des sociétés-taxi. Ces sociétés ont été créées pour l'occasion, et sont généralement de simples paravents, avec un capital symbolique et des gérants fictifs. Le marché du CO2 permet, via le caractère immatériel des quotas de CO2 (mais pourtant assujettis à la TVA), la vitesse de rotation des quotas et les montants concernés, de réaliser des fraudes de grandes ampleurs. En compliquant le schéma avec la création de multiples sociétés écran entre B et C et en détournant les sommes vers des pays peu coopératifs en matière de lutte contre la fraude (Singapour, Hong Kong, Géorgie...), les fraudeurs ont réussi à détourner environ 5 mds d'euros dans l'ensemble des Etats membres, entre l'automne 2008 et juin 2009 (dont 1,6 milliard en France).
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Selon la Cour des Comptes, cette fraude a été permise par trois failles originelles du système d'échange européen (1) le régime de perception de TVA n'avait pas été sécurisé pour éviter les fraudes sur les transactions en temps réel (2) l'accès aux registres nationaux de quotas était possible quasiment sans contrôle, pour toute personne physique ou morale et (3) l'absence de régulation externe.
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Comment la fraude a t-elle été stoppée? Dans un 1er temps, le 4 juin 2009, le ministre de l'économie a proposé de requalifier les échanges de quotas en titres financiers (= exonérés de TVA). En effet, lorsque vous achetez un titre financier, comme une action, vous ne payez pas de TVA dessus et donc plus de problème de fraude à la TVA. Cette solution provisoire entraînait un risque de déplacement de la fraude vers d'autres Etats membres de l'UE.
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Finalement, l'article 70 de la loi de finances rectificatives fin 2010 a rétabli la TVA sur les quotas, mais prévu que le redevable de la taxe est désormais l'entreprise assujettie au plafond d'émission, et non plus les potentiels intermédiaires intervenant dans les échanges de quotas. Le risque de voir des sociétés frauduleuses intermédiaires est donc écartée de la sorte.
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Conclusion: Cet exemple d'une fraude fiscale de très grande ampleur, montre les difficultés de réguler efficacement les marchés financiers ; la moindre faille pouvant être exploitée. Si par exemple le gouvernement choisi de réguler la finance ou d'instaurer une taxe sur les transactions financières, il y aura toujours de nombreuses personnes pour travailler avec acharnement sur le meilleur moyen de contourner les régulations ou de frauder. Cela ne veut cependant pas dire qu'il ne faut pas agir, mais simplement que les problèmes de régulation sont bien souvent beaucoup plus complexes à mettre en oeuvre que de déclarer comme certains candidats "ah tiens, on va taxer les transactions financières, et cela va supprimer la spéculation" ou "on va taxer les entreprises ayant une capitalisation boursière de plus de 1 milliard d'euros et elles vont gentiment accepter cela et payer plus de taxe".
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