C'est bientôt la rentrée ! Malgré votre tentative de régime avant l'été il y a quelques mois, la foule ne s'est étrangement pas jetée sur vous lorsque vous avez enlevé votre t-shirt à la plage... Et oui, le régime "je cours une fois tous les 15 jours et je bouffe du chocolat toute la journée" n'est en effet pas bougrement efficace ! Mais c'est décidé, cette fois ci vous allez préparer l'été prochain dès maintenant. Afin d'être sûr d'avoir un corps de rêve pour les prochaines vacances, vous vous rendez donc à la salle de sport la plus proche de chez vous, et demandez quelques informations. On vous propose alors trois formules : un carnet de 10 tickets valables durant un an, un abonnement mensuel avec reconduite automatique ou bien un abonnement annuel. Qu'allez-vous choisir ?
Cette question qui peut paraître anodine a fait l'objet d'une étude très sérieuse intitulée "Paying Not to Go to the Gym" (DellaVigna & Malmendier, 2006) publiée dans la revue académique American Economic Review. Pour réaliser cette étude, les auteurs ont étudié durant trois ans les statistiques d'abonnements et la fréquentation de trois clubs de sports situés aux Etats-Unis. Dans ces clubs de sport, trois formules étaient proposées : (1) un carnet de 10 séances au prix de 100$, (2) un abonnement mensuel au prix de 85$ et (3) un abonnement annuel au prix de 850$. Selon la théorie économique, un individu rationnel doit choisir la formule qui maximise son utilité (= son bien-être) en estimant sa consommation future, c'est à dire la fréquence à laquelle l'individu pense se rendre à la salle de sport. D'un point de vue mathématique, un individu rationnel doit donc maximiser son utilité espérée en fonction d'un facteur d'actualisation et de la probabilité de réalisation d'un espace d'état (ensemble des situations possibles).
A part pour faire le malin en sortant une formule complexe pour un problème de bodybuilding, l'analyse de la relation (1) permet de comprendre pourquoi les individus ne prennent pas toujours la bonne décision "rationnelle" via la variable "p", la probabilité de réalisation d'une situation. Dans votre tête, lorsque vous voyez par exemple qu'un abonnement pour 10 séances coûte 100$ et qu'un abonnement à l'année coûte 850$, vous faites le calcul suivant : "une séance me coûte 10$ avec un carnet de 10 tickets ; dans cette situation l'abonnement à l'année est intéressant uniquement si je vais à la salle de sport (850$ / x) < 10$, soit au moins 85 fois dans l'année". Et c'est souvent à ce moment là qu'arrive la première erreur de jugement "trop simple, cela fait 7 séances par mois, je vais le faire facile, le mois dernier j'y suis même allé 8 fois !".
En faisant cela, vous mettez automatiquement de coté tous les "espaces d'état" qui pourraient remettre en cause votre calcul. Vous considérez en effet une seule situation possible future, celle où tout va bien et où votre motivation reste intacte. Vous ne prenez pas en compte la probabilité de blessures, la probabilité de flemme internationale, la probabilité que cet hiver il fasse -10 degrés et que vous refusiez de sortir de chez vous, la probabilité que vous oubliez de résilier votre abonnement... L'humain est soumis a de très nombreux biais cognitifs qui font que ses décisions, contrairement à ce que prétend la théorie économique, sont loin d'être toujours rationnelles. Ici, le biais cognitif en question est ce que l'on appelle le biais de confiance excessive, qui fait qu'un individu n'arrive pas à juger objectivement ses propres capacités.
L'autre paramètre rentrant en compte est le facteur d'actualisation. Selon la théorie de la rationalité, ce facteur est constant dans le temps, ce qui signifie tout simplement que votre choix doit être le même dans les deux situations suivantes : (1) recevoir 10 euros aujourd'hui ou 10,05 euros demain, et (2) recevoir 10 euros dans un an ou bien 10,05 euros dans un an et un jour. Si vous préférez recevoir 10 euros maintenant à 10,05 euros demain, mais 10,05 euros dans un an et un jour à 10 euros dans un an, alors vous ne rentrez pas dans la case "rationnel" de la théorie classique. Mais pourtant, ce comportement se retrouve chez de nombreux individus, qui ont tendance à attribuer davantage de valeur au présent immédiat. Dans le cas de l'inscription à notre salle de sport, cela peut se traduire par une excitation quasi-animale faisant que vous voulez absolument vous inscrire dès aujourd'hui, ce qui biaise votre jugement concernant votre fréquentation future de la salle.
Et là vous vous dites "non mais moi je ne suis pas comme ça, je suis clairement meilleur que les autres et j'arrive à juger parfaitement objectivement mes capacités et à être rationnel dans mes décisions" ! Oui, oui, c'est ça... Il est vrai connaître ses limites et les différents biais cognitifs peut permettre d'être un peu moins irrationnel. Mais la parfaite rationalité n'est pas vraiment compatible avec notre petit cerveau ! La recherche en neuroscience (et la nouvelle discipline de la neurofinance) montre que ce n'est pas la même partie du cerveau qui réagit en fonction du "délai de la récompense". Lorsqu'il s'agit d'une récompense immédiate ("vous venez de gagner 1 million d'euros"), c'est le cerveau limbique, le "cerveau émotionnel", qui est le plus stimulé, tandis que lorsque la récompense est retardée dans le temps ("vous allez gagner 1 million d'euros dans un mois"), c'est le cortex préfrontal, le cerveau en charge des fonctions cognitives supérieures, qui est le plus stimulé. Donc à part si vous contrôlez parfaitement votre cerveau, vous pouvez avouer que vous n'êtes jamais parfaitement rationnel dans vos décisions (source : "Separate Neural Systems Value Immediate and Delayed Monetary Rewards", Sciences, 2004).
Bon, revenons en à notre club de sport ! Quels sont les résultats de l'étude de nos deux chercheurs ? En étudiant le comportement de 8000 inscrits entre 1997 et 2001, les auteurs ont montré que pour les personnes ayant opté pour un abonnement à l'année, le coût moyen par séance s'élevait à 17$, soit beaucoup plus que le prix à la séance (via carnet de 10 tickets) de 10$ ! En moyenne au moment de s'inscrire pour un an, les futurs abonnés prévoyaient d'économiser 700$ sur l'année en prenant un abonnement à l'année plutôt qu'un paiement à la séance. En faisant un calcul à la louche, cela signifie donc que les individus ayant choisi l'abonnement à l'année prévoyaient de se rendre à la salle de sport en moyenne 3 fois par semaine, pour finalement "ex-post" une moyenne d'une séance par semaine. C'est rationnel tout ça ? On retrouve alors ici nos deux biais cognitifs de confiance excessive et de facteur d'actualisation variant dans le temps.
En bonus, les auteurs ont montré que les individus oubliaient très souvent d'arrêter le renouvellement automatique de leur abonnement, et ne prenaient pas cela en compte dans leur calcul initial. Combien de fois vous êtes vous dit "non mais je penserai à arrêter, je suis pas con tout de même" ? Et finalement... Il y a bien sûr quelques avantages difficiles à quantifier, comme pouvoir montrer fièrement votre carte du Club Med Gym à vos amis alors que vous y allez une fois par mois, ou bien un effet psychologique "je suis inscrit, il faut que j'y aille" mais cela semble une explication beaucoup plus folklorique que la précédente concernant les biais cognitifs... De plus, si l'on considère non pas le prix à la séance mais le prix par minute passée dans le club, il y a de fortes chances que cela ne fasse que renforcer les résultats ci-dessus ; quand vous avez un abonnement illimité, vous pouvez juste passer 20 min à la salle de sport, tandis que lorsque vous payez à la séance, vous aurez tendance à faire des séances plus longues (donc prix à la minute bien inférieur).
Conclusion : La prochaine fois que vous serez devant un choix cornélien comme celui-ci, vous pouvez (1) essayer de bien réfléchir aux différentes situations possibles et aux probabilités associées à chaque situation, sans vous voiler la face sur celles n'allant pas dans le sens de votre conclusion initiale (blessure, flemme, oubli de l'arrêt abonnement...) et (2) analyser la situation comme si celle-ci ne donnait pas de résultats immédiats mais seulement dans un mois, pour tenter de faire passer votre raisonnement du côté de votre cerveau coginitif "supérieur" plutôt que par votre cerveau émotionnel. Et en route pour le corps de rêve dans un an (ou pas...) !