Lorsqu'un pays adopte pour un régime de change fixe, les spéculateurs n'espèrent qu'une seule chose pour faire le casse du siècle: "parier" à la baisse sur la monnaie, en réalisant une attaque spéculative, pour obliger le pays à abandonner la fixité du taux de son taux change en dévaluant sa monnaie. Pour cela, il suffit d'emprunter une monnaie X que l'on pense surévaluée, puis de la convertir dans l'autre monnaie Y (sous-évaluée). Si la banque centrale du pays X n'est pas en mesure de contrer ce mouvement de "vente de la monnaie X pour achat de la monnaie Y", alors elle est obligée de dévaluer sa monnaie. Et vous, en tant qu'investisseur, vous pouvez alors rembourser votre emprunt initial à un coût bien inférieur étant donné la dévaluation. Rien compris ? Allez, prenons un exemple.
Supposons que vous êtes le gérant d'un énorme fonds d'investissement. Nous sommes en 2030, et la France a abandonné l'euro et choisi d'indexer son "nouveau franc" sur le dollar. Depuis quelques années, sur le marché des changes, 1 franc = 1 dollar. Vous avez alors une intuition: "le franc est actuellement surévalué par rapport à sa valeur fondamentale, et la Banque de France ne sera pas en mesure de défendre la parité ad vitam aeternam". Vous décidez alors d'emprunter 10 milliards de francs, et de les convertir en dollar au taux de change fixe en vigueur (=10 milliards de dollars). Il faut savoir que le taux de change d'une monnaie dépend de l'offre et de la demande de chacune des monnaies sur le marché des changes. En vendant du franc et en achetant du dollar, il devrait donc y avoir une baisse du franc et une hausse du dollar.
Oui mais la France souhaite maintenir un taux de change fixe. Pour contrer cette pression à la baisse sur le franc, la Banque de France doit alors mettre en oeuvre des actions pour entraîner les flux inverses "achat de franc et vente de dollar". Pour cela, elle peut par exemple augmenter le taux d'intérêt (des taux d'intérêt plus élevés en France entraîneraient des entrées de capitaux et une hausse de la demande de franc) ou bien utiliser ses réserves de changes. En effet, la Banque de France a dans ses coffres un beau petit tas de dollar, qu'elle peut vendre pour compenser votre attaque spéculative (vente de dollar pour achat de franc de la part de la Banque Centrale = hausse du franc et baisse du dollar, toutes choses égales par ailleurs).
Vous avez bien analyser la situation, en remarquant que (1) les réserves de dollar à la Banque de France sont relativement faibles et (2) qu'il est peu probable que la Banque de France contrecarre votre attaque en augmentant les taux d'intérêt étant donné la conjoncture interne du pays (une hausse du taux d'intérêt diminuerait les investissements et pèserait sur le croissance et le chômage). Et en effet, la Banque de France ne dispose pas de 10 milliards de dollar en réserve pour contrer votre attaque et ne peux pas se permettre d'augmenter les taux. Suite à votre attaque spéculative (emprunt de 10 milliards de francs, convertis en 10 milliards de dollars), la pression à la baisse sur le franc est trop forte, et la France est contrainte d'abandonner son taux de change fixe 1 franc = 1 dollar, en dévaluant le franc.
Le nouveau taux de change est alors 1 franc = 0,80 dollar (dévaluation du franc). En temps que gérant du fonds d'investissement, vous devez toujours rembourser 10 milliards de francs ; mais pour cela, il vous suffit alors de convertir 8 milliards de dollars au taux de change en vigueur pour obtenir vos 10 milliards de francs à rembourser. Vous allez alors gagner grâce à votre attaque le petit pactole de 2 milliards de dollars !
Mais si jamais à l'inverse vous avez mal anticipé la réaction du gouvernement ou de la Banque Centrale, et que la parité du taux de change est fortement défendue, alors vous pouvez perdre énormément (par exemple dans notre exemple en cas d'appréciation du franc par rapport au dollar).
Ceci peut-être expliquée en utilisant le modèle de crise de change d'Obstfeld (1996) "Models of Currency Crises with Self-Fulfilling Features". Dans ce papier que je vous conseille fortement (la partie 3 est technique, mais le reste est finalement assez simple), Maurice Obstfeld présente un modèle avec trois agents: deux spéculateurs (traders) pouvant chacun attaquer en vendant pour 6 milliards maximum et un gouvernement (ou Banque Centrale) disposant de réserves de change pour contrer l'attaque. Trois situations sont exposées en utilisant le principe de la théorie des jeux et de l'équilibre de Nash (a) lorsque le gouvernement dispose de 20 milliards de réserves, (b) lorsque le gouvernement dispose de 6 milliards et (c) lorsque le gouvernement dispose de 10 milliards. Graphiquement, cela donne ça:
Comment lire ce jeu ? Les spéculateurs (trader 1 et trader 2) ont chacun deux choix ; (1) celui de vendre la monnaie en faisant donc une attaque spéculative ou (2) celui de ne rien faire. Ce sont les choix "Sell" (vendre) ou "Hold" (garder) du graphique ci-dessous. Si un spéculateur souhaite attaquer, il doit alors payer 1 milliard de frais de transaction (c'est un exemple). On suppose que si le gouvernement est alors obligé de dévaluer, la dévaluation sera de 50%.
Dans le 1er cas, celui où le gouvernement à des réserves de 20 milliards (R=20), les deux spéculateurs, qui disposent à eux deux d'un potentiel d'attaque de 12 milliards, ne peuvent faire casser la fixité du change. Il y a donc quatre situations possibles: si aucun des traders n'attaque, alors il n'y a pas de perte ni de gain. Le "0 , 0" de la 1ère case du tableau (a) signifie que si aucun des traders n'attaque, alors le Trader 1 aura un gain nul tout comme le Trader 2. Par contre, si seulement le Trader 1 attaque, alors celui ci aura une perte de 1 et cela ne changera rien pour le Trader 2. D'où le "-1 , 0" de la 1ère colonne deuxième ligne.
Dans le second cas, le gouvernement à très peu de réserves (R=6). N'importe quel trader peut alors attaquer et faire tomber la parité du taux de change. Si personne n'attaque, même situation que précédemment ; aucun gain ni perte pour les deux traders (première case du tableau b). Par contre, si le Trader 1 attaque seul, en vendant pour 6 milliards, on voit dans le tableau qu'il aura un gain de 2 milliards (et 0 pour le Trader 2). Comment expliquer ce 2 milliards ? Et bien c'est tout simple, en cas d'attaque réussie, le gouvernement va dévaluer de 50%. En reprenant notre exemple précédent, supposons que vous vendiez alors 6 milliards de francs contre 6 milliards de dollars, puis que le gouvernement dévalue de 50% (1 franc = 0,5 dollar). Vous avez donc besoin uniquement de 3 milliards de dollars pour retrouver vos 6 milliards de francs ; votre gain est donc de 3 milliards de dollars. Mais vous devez payer 1 milliards de frais de transaction, donc le gain total est bien de 2 milliards.
Le troisième tableau est le plus intéressant (R=10). En effet, dans ce cas là , il faut une attaque combinée des deux spéculateurs pour épuiser les réserves de change du gouvernement. Si un seul trader attaque, il subira alors une perte égale au frais de transaction. Mais si les deux attaquent ensemble, alors le gouvernement sera obligé de dévalué, ce qui entraînera un gain de 1,5 milliard (3/2 pour chacun des traders). Pourquoi 3/2 comme indiqué dans le tableau ? Car chaque trader doit alors attaquer à hauteur de 5 milliards pour épuiser les réserves du gouvernement. En cas de dévaluation de 50%, le gain pour chaque trader sera donc de 2,5 milliards, auquel il faut enlever le milliard de frais de transaction.
Nous sommes alors dans la situation d'un équilibre de Nash. Si les traders se font confiance, alors ils vont attaquer et gagner. Par contre, s'ils ne se font pas confiance (ou bien qu'ils n'ont pas la possibilité de communiquer), alors aucun des traders n'osera attaquer et la fixité du taux de change demeurera.
Conclusion: Comme expliqué par Obstfeld, il est possible qu'un pays soit contraint d'abandonner la fixité de son taux de change uniquement à cause d'une attaque spéculative. Les fondamentaux économiques sont tout de même importants, car ils conditionnent les possibles réactions du gouvernement ou de la Banque Centrale du pays dont la monnaie est attaquée. Attention cependant, il est quasi-impossible d'attaquer une monnaie qui semble sous-évaluée, en espérant une réévaluation de la monnaie. En effet, alors qu'une banque centrale est limitée par les réserves de change disponibles pour contrer une attaque spéculative ayant comme objectif une future dévaluation, elle dispose d'une quantité techniquement illimitée de monnaie pour contrer une réévaluation. En effet, il lui suffit d'imprimer de nouveaux billets puis de vendre la monnaie locale pour faire baisser son taux de change (avec donc une hausse des réserves de change, mais un risque d'inflation). C'est par exemple la cas de la Suisse, qui contrôle officielement l'appréciation de sa monnaie depuis presque un an, en achetant entre autre des obligations souveraines de la zone euro (la monnaie Suisse étant donc sûrement actuellement sous-évaluée par rapport à son niveau fondamental). On peut le voir sur le graphique ci-dessous, le taux de change CHF/EUR étant stable depuis plusieurs mois déja.