En 1973, la loi dite Pompidou-Giscard-Rotschild a modifié les statuts de la Banque de France, en statuant que "Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à lâescompte de la banque de France". Via son article 25, cette loi est accusée d'avoir mis fin à la possibilité pour l'Etat d'emprunter directement et sans intérêt auprès de sa banque centrale, et donc d'être la cause de l'endettement actuel de la France, via le paiement d'intérêt sur la dette à des créanciers privés. Cette thèse, défendue par certains candidats à l'élection présidentielle (Mélenchon, Dupont-Aignant et Marine Le Pen), est aussi reprise par de nombreux blogueurs, comme Etienne Chouard, qui demandent une abrogation de cette loi et un retour à un financement direct de l'Etat.
Il est vrai que certains faits peuvent apparaître étranges (théorie du complot ou non...), et qu'il est important de se poser les bonnes questions sur les raisons de l'endettement de la France. Mais une analyse un peu plus poussée permet d'expliquer pourquoi cette loi n'est pas la cause de l'endettement de la France, et en quoi son abrogation et un financement direct de l'Etat par sa banque centrale ne régleraient pas le problème. Cela fait déjà quelques temps que l'on demande au Captain' par mail son avis sur les idées d'Etienne Chouard et sur cette fameuse loi de 1973... Plutôt que de long discours, voici donc les différentes questions auxquelles le Captain' va essayer de répondre (merci à Pierre pour ce mail).
"Jâ€ai lâ€impression quâ€en cette période de crise, plusieurs â€prophètes†trouvent une tribune, et que les difficultés économiques actuelles leur donne du crédit… Jâ€ai vu que tu as traité de Pierre Jovanovic. Jâ€ai également vu des vidéos dâ€Etienne Chouard, et ce quâ€il raconte mâ€intrigue un peu. Je voudrais avoir un point de vue plus expert que le mien sur ce quâ€il raconte en général, mais également sur certains points précis :
Etienne Chouard traite souvent de la création monétaire. Il cite souvent la loi de 1973, en la présentant comme la cause des problèmes, au départ. Cette loi interdit à priori le financement de lâ€Ã©tat français par la Banque de France. Elle est remplacée dans les faits par les différents traités européens, interdisant le financement des états directement par la BCE. Ceci conduit au financement des états par des banques privées, et donc à lâ€apparition dâ€une charge dâ€intérêts pour les états. A priori, lâ€intérêt de cette loi est de limiter lâ€inflation, puisque la â€planche à billet†conduit à lâ€expansion de la masse monétaire, qui tire lâ€inflation. Jâ€ai néanmoins du mal à comprendre pourquoi un état se priverais dâ€un tel pouvoir. Quelque chose doit mâ€Ã©chapper, puisque je nâ€ai pas lâ€impression quâ€une telle logique ai déjà été présentée : « Câ€est quelque chose de dangereux si on lâ€utilise trop ou mal, donc nous ne lâ€utiliserons plus du tout ». On sait que la chimiothérapie peut guérir le cancer, mais quâ€il faut maîtriser les doses. Il ne me viendrait pas à lâ€idée de mâ€en faire une piqûre au petit dej ! Néanmoins, je ne vois pas lâ€intérêt de lâ€interdire complètement. Ãvidemment, tout le monde a dans la tête lâ€image de lâ€inflation allemande avant la 2nd guerre mondiale. Ceci montre pour moi la nécessité du contrôle de la masse monétaire, mais je ne vois pas lâ€intérêt de proscrire complètement le financement des états via une banque centrale."
Mais comment cette théorie expliquant que la loi de 1973 est LA cause de l'endettement français a t-elle réussi à prendre tant d'ampleur ? Simplement car elle réuni les différents ingrédients de la révolte : (1) des coupables identifiés, à savoir la classe politique et les riches banquiers qui auraient mis en place cette situation dans des intérêts privés et (2) des pseudo évidences graphiques simplifiant une situation plus complexe qu'elle n'y parait.
Concernant le premier point, il faut savoir que Georges Pompidou, président français en 1973, avait occupé auparavant le poste de directeur général de la banque Rotschild. De plus, un conseiller technique de l'époque de Valery Giscard d'Estaing n'était autre que Michel Pebereau, l'ex président du conseil d'administration de BNP Paribas... Il n'en fallait pas tellement plus pour imaginer que l'arrêt du financement de l'Etat par la Banque de France a été fait dans le but de maximiser les profits des banques françaises, qui pouvaient donc après la loi de 1973 prêter à l'Etat en demandant le paiement d'une charge d'intérêt. La dette aurait donc été construite de toute pièce à cette période, par des "ministres et parlementaires" ne votant pas les réformes nécessaires afin que l'Etat Français, en déficit, soit ainsi obliger d'emprunter sur les marchés financiers, augmentant ainsi les profits des banquiers.
"C'est la combinaison (comme se combinent les deux pinces d'une tenaille) entre l'abandon de la création monétaire publique (loi 1973, puis article 104 de Maastricht, puis article 123 du TL) et la dette colossale de l'Ãtat (construite patiemment pendant 40 ans par les ministres et les parlementaires eux-mêmes, ceux-là mêmes qui aujourd'hui osent nous appauvrir encore au nom d'une "nécessaire austérité", foutage de gueule !), c'est la combinaison de ces deux pinces qui compose l'outil majeur d'asservissement de la puissance publique aux riches privilégiés (mode opératoire d'asservissement par la dette bien rôdé depuis des décennies dans les pays sous-développés)" (source: Etienne Chouard - "Reprendre le contrôle de la monnaie").
Venons en donc aux pseudo-évidences graphiques. Si l'on s'intéresse au lien entre la charge d'intérêt de la dette et le niveau actuel de la dette, on peut voir qu'une majeure partie de la dette actuelle (qui est d'environ 1800 milliards d'euros) est due aux intérêts payés sur la dette depuis cinquante ans (intérêts payés par l'Etat aux "marchés"). Il est possible de vérifier cela avec des sources officielles (INSEE - Dépenses et recettes des administrations publiques depuis 1959 et FMI - World Economie Outlook), et il est vrai que sur les 1800 milliards de dette actuelle, environ 1100 milliards sont dus uniquement à la charge d'intérêt de la dette (qui pour rappel est d'environ 50 milliards d'euros par an sur les 5 dernières années).
L'idée sous-jacente est de se dire que si la France n'avait pas payé d'intérêt sur sa dette, comme cela était techniquement possible avant 1973, alors la dette de la France ne serait "que" de 700 milliards d'euros ! Et indirectement donc, que les 1100 milliards d'intérêt versés par l'Etat depuis 1973 (donc par le contribuable) ont servi à enrichir "les banquiers".
Graphiquement, on voit que la "rupture" semble avoir lieux autour de 1973, et une envie soudaine nous prend donc d'accuser cette fameuse loi française Giscard-Pompidou-Rotschild. Mais 1973, coïncide aussi "comme par hasard" avec la fin du système monétaire de Bretton Woods, le premier choc pétrolier et la naissance du footballeur Johan Micoud ! Et le premier point à une importance cruciale...
Un graphique extrêmement intéressant publié dans "The Liquidation of Government Debt" (C. Reinhart, NBER - mars 2011), résume le niveau de dette dans les pays développés et les pays émergents depuis 1901, et permet d'avoir davantage de recul sur la problématique de la dette publique, et surtout une vision globale (basée sur 70 pays) et non pas uniquement française.
Comme on peut le voir graphiquement, la dette actuelle en pourcentage du PIB se situe dans les pays développés (courbe orange) à peu près au même niveau qu'à la fin de la seconde guerre mondiale. Graphiquement, on note une hausse dans l'ensemble des pays du monde de la dette en pourcentage du PIB à partir des années 1975 / 1980. La situation est la même partout dans le monde, malgré le fait que certains pays aient adoptés bien avant ou bien après 1973 une loi du même type que la loi Giscard-Pompidou française. Cela plaide donc en faveur de l'hypothèse du Captain' comme quoi cette fameuse loi française de 1973 n'est pas LA cause de l'endettement français
Mais alors, pourquoi les dettes ont-elles fortement diminuées entre 1945 et le début des années 1970, et explosées un peu partout depuis ? Comme l'explique Carmen Reinhart (PhD Columbia, économiste FMI et j'en passe...), la discussion actuelle sur la nécessité de la réduction de la dette par un ajustement fiscal (= par des mesures d'austérité) montre que la méthode de "répression financière" adoptée pour réduire les dettes à la fin de la seconde guerre mondiale semble avoir été "collectivement oubliée".
"Prior to the 2007 crisis, it was deemed unlikely that advanced economies could experience financial meltdowns of a severity to match those of the pre-World War II era; the prospect of a sovereign default in wealthy economies was similarly unthinkable. Repeating that pattern, the ongoing discussion of how public debts have been reduced in the past has focused on the role played by fiscal adjustment. It thus appears that it has also been collectively â€forgotten†that the widespread system of financial repression that prevailed for several decades (1945-1980s) worldwide played an instrumental role in reducing or â€liquidating†the massive stocks of debt accumulated during World War II in many of the advanced countries, United States inclusive."
En effet, entre 1945 et 1971, la forte régulation financière, "grâce" entre autre aux accords Bretton Woods et à la faible ouverture internationale de l'époque, a permis une forte diminution de la dette dans les pays développés. En effet, à cette époque, la "répression financière", concept introduit dans les travaux de Shaw et McKinnon (1973), permettait aux Etats de se financer à très bas coût (en termes réel) dans la plupart des pays, non pas via un financement direct et sans intérêt par une banque centrale, mais grâce à :
- La mise en place de plafond de taux d'intérêt par le gouvernement, indiquant un niveau maximum de taux d'intérêt contraignant pour les investisseurs.
- Le captation des investissements domestiques des fonds de pensions ou des banques, via des mesures prudentielles obligeant ces institutions à détenir de la dette souveraine domestique, le contrôle des capitaux ("forced home bias"), un niveau de réserve élevé et la taxation des autres produits financiers.
- Le contrôle ou le management direct des banques dans des pays comme la Chine et l'Inde.
La période de "répression financière" obligeait donc de très nombeux investisseurs privés à detenir de la dette souveraine nationale, ce qui permettait à l'Etat d'emprunter à des taux réels (en prenant en compte l'inflation) très bas, et même le plus souvent négatif. C'est de ce côté là qu'il faut chercher ! Toujours selon létude de Reinhart, la "libéralisation" en France a eu lieu autour de l'année 1984 ; et si l'on regarde le taux d'emprunt réel, il est nettement négatif sur la période entre 1945 et 1984, et clairement positif ensuite (surligné en jaune par le Captain').
Simplement pour rappel, la croissance nominale (croissance en valeur) en France sur la période de 1950 à 1984 était de 12,1% par an, contre seulement 4% par an sur la période 1985 à 2011. Si l'on regarde la croissance réelle (en volume), la différence est plus que significative ; 4,4% en moyenne sur la période "pré-libéralisation" et 1,9% en moyenne depuis. N'y voyez pas là l'impact négatif de la libéralisation sur la croissance ; le choc pétrolier de 73 et la fin de la période de reconstruction post-guerre jouant un rôle très important dans ce changement de croissance.
"The 1970s was quite distinct from the prior decades, as leakages in financial regulations proliferated, the fixed exchange rate arrangements under Bretton Woods among the advanced economies broke down, and inflation began to resurface in the wake of the global oil shock and accommodative monetary policies" (C. Reinhart)
Mais attention à ne pas confondre "les banquiers" et "les marchés", en simplifiant le tout pour conclure "et bien c'est simple, il y a juste à retourner à cette belle période de répression financière...". Si l'Etat emprunte auprès d'un fonds de pension à un taux réel négatif, comme cela était en moyenne le cas dans le monde durant la période post-guerre, alors cela signifie qu'en terme réel, les fonds de pension perdent de l'argent et donc qu'in fine , lorsque vous toucherez votre retraite, alors vous aurez vous aussi perdu de l'argent en terme réel. Idem pour vos revenus via l'assurance-vie, qui ne couvrent dans ce cas même pas l'inflation....
La question de la monétisation de la dette est loin d'être simple ; cet article n'est absolument pas exhaustif mais permet je pense de montrer pourquoi la loi de 1973 n'est pas LA cause de la hausse de l'endettement en France. La suite dans quelques jours, où nous verrons pourquoi une monétisation totale de la dette n'est pas LA solution et donc pourquoi la BCE ne doit pas racheter à long terme l'integralité des dettes en faisant marcher la planche à billets (les mots souligés ont de l'importance, comme nous le verrons dans le prochain article).
Conclusion: Si l'on retourne au milieu des années 1970 et que l'on essaye de comprendre pourquoi la dette de la France a commencé à exploser à cette période, il me semble davantage cohérent de désigner la fin de Bretton Woods et la libéralisation financière mondiale de l'économie comme "facteurs" de ce phénomène, et non pas comme "causes". De plus, et comme très bien expliqué dans l'article "Idées reçues sur la loi du 3 janvier 1973, dite "loi Rothschild"", "une analyse du texte et des débats permet de montrer que la loi de 1973 n'apporte rien de nouveau sur le plan de l'emprunt sans intérêt, même si elle introduit des nouveautés indéniables dans les missions et les outils de l'institut d'émission". Retourner à un financement direct des Etats sans intérêt par sa banque centrale ne permettrait pas de résoudre le problème de la dette, sauf en supposant un retour à un budget équilibré et une forte crédibilité des engagements politiques (ce qui impliquerait l'absence de risque d'inflation via une création monétaire trop forte). Mais dans cette situation, la crise de la dette serait résolue d'elle même ; les taux auxquels la France pourrait emprunter sur les marchés seraient proche de 0 et hop, plus de problème, même sans abroger la fameuse loi de 1973 (ou son équivalent l'article 123 du traité de Lisbonne)...