Il est très facile, une fois une crise ayant eu lieu, de s'offusquer en criant sur la place publique "ah mais c'était pourtant évident que le système n'était pas viable, je le savais". Analyser ex-post les raisons d'une crise sur une période donnée à certes un intérêt pour bien comprendre ce qui s'est passé et éviter de refaire les mêmes erreurs, mais ce qui est réellement important est d'être capable, en temps réel et uniquement sur la base des informations disponibles à cette date, d'identifier les risques de crise afin de pouvoir mettre en place les mesures allant justement permettre d'éviter ou de diminuer l'impact de cette crise potentielle. Finalement, une "bulle" ne devient une "bulle" que le jour où elle explose ; avant ce jour, il est très difficile par exemple de dire si une forte hausse des cours boursiers reflète les fondamentaux ou les anticipations rationnelles des agents, ou bien si effectivement une bulle est en train de se créer.
Ne paniquez pas à la simple lecture du titre du papier de recherche sur lequel le Captain' va s'appuyer pour cet article, le fond du problème n'est pas si complexe que cela. Le Working Paper en question "Comparing Parametric and Non-parametric Early Warning Systems For Currency Crises" (Fabio Comelli - May 2013) s'intéresse justement à la possibilité de pouvoir prévoir en temps réel les crises de change dans les pays émergents, afin de permettre aux responsables de ces pays (politiques + banques centrales) de mettre en place les mesures avant que la crise n'explose. Mais comme vous vous en doutez, il est impossible de prévoir avec 100% de certitude une crise de change ! Il faut alors faire un arbitrage entre la probabilité de détection d'une crise et les coûts induits par les fausses alertes qui entraînent de mauvais choix macro-économiques.
"From a policy perspective, the policymaker faces the standard trade-off when using EWS. Greater prudence allows the policymaker to correctly call more crisis episodes, but this comes at the cost of issuing more false alarms. The benefit of correctly calling more currency crises needs to be traded off against the cost of issuing more false alarms and of implementing corrective macroeconomic policies prematurely."
Prenons un exemple tout simple pour expliquer cela. Vous êtes propriétaire d'une maison, et vous partez en vacances durant un mois cet été. Pour ne pas vous faire cambrioler, vous choisissez d'équiper votre maison d'un système d'alarme. 1ère chose importante à prendre en compte : même avec toutes les alarmes du monde, vous pouvez toujours vous faire cambrioler. Vous pouvez réduire les risques, mais il existe toujours une probabilité. Ensuite, si votre alarme se déclenche dès qu'un chat passe dans votre jardin, cela aura un coût pour vous (en supposant que vous payiez, directement ou indirectement, les interventions des agents de sécurité), en plus du coût initial de mise en place du système. Pour finir, en ayant un système de sécurité, vous allez peut-être laisser vos bijoux en plein milieu de votre chambre, alors que vous les auriez caché sinon dans votre faux plafond. Vous conviendrez donc que le résultat net final de la mise en place d'un système d'alarme n'est pas nécessairement positif.
Attention, le Captain' ne vous conseille pas non plus de partir en vacances en laissant vos clés sous le paillasson et des liasses de billets dans votre penderie ! Mais il faut simplement comprendre qu'il existe toujours un arbitrage entre niveau de prudence et coûts induits par le déclenchement de fausses alarmes. Et c'est la même chose en économie ! Une fausse alerte de crise de change entraînant une hausse de taux à un mauvais moment aura des conséquences négatives sur l'ensemble de l'économie.
Revenons en à notre étude. Une crise de change est définie comme une forte dépréciation de la monnaie d'un pays ou une importante diminution des réserves de change de ce pays sur une période de 24 mois. Mais comment définir une "forte" dépréciation ou une "importante" diminution, car ces notions sont relatives selon les pays ? Un pays avec une monnaie ultra-volatile peut considérer une dépréciation de 15% comme normale, alors qu'un pays avec une monnaie plus stable ou indexée peut voir une dépréciation de 15% comme une réelle crise de change. Et bien pour cela, comme souvent face à ce type de problème, on considère une crise lorsque la dépréciation de la monnaie ou la baisse des réserves de change est "x" écart-type au dessus de la moyenne du pays (source: "Early Warning System models : the next steps forward" - IMF 2002). Cela permet d'isoler les évenements "exceptionnels" (probabilité de 0,1% par exemple pour une valeur seuil de 3 écart-type, en considérant que la variable suit une loi normale) tout en gardant un caractère purement quantitatif pour définir ce qu'est une crise.
Maintenant que nous avons défini ce qu'est une crise, comment est-il possible de la détecter en temps réel avec un système d'alerte précoce (EWS pour Early Warning System) ? Pour cela, il convient donc de faire un peu d'économétrie, en considérent un modèle "logit" paramétrique (logit car notre variable dépendante "crise de change" est une variable binaire qui prend la valeur 1 en cas de crise lors des 24 prochains mois, et 0 sinon) et en prenant comme variables explicatives un grand nombre de variables macro-économiques (croissance réelle du PIB, ratio balance courante sur PIB, dette extérieure court-terme, risque politique, ratio entre l'agrégat monétaire M2 et les réserves de change). L'idée générale est de se dire que le risque de crise de change augmente (dépréciation de la monnaie ou baisse des réserves de change) lorsque le PIB réel diminue (RGDP ci-après), que le ratio masse monétaire augmente (M2/FXR) ou bien encore que l'instabilité gouvernementale augmente (GOVT. INST). Et c'est bien ce que l'on trouve d'ailleurs avec le modèle logit, comme on peut le voir sur le tableau ci-dessous (les variables sont significatives et le signe des coefficients en accord avec la théorie, positif par exemple pour M2/FXR et l'instabilité gouvernementale, et négatif pour la croissance économique).
Il existe donc des liens entre les variables fondamentales et le risque de crise de change (heureusement d'ailleurs...), mais l'utilisation de ces variables permet-elle de prévoir, sans trop de fausses alertes, les crises futures ? Et c'est là que le bât blesse ! Le FMI le dit lui-même "A thorough evaluation of the IMFâ€s EWS models recently concluded that the core models†forecasts are significant predictors of actual crises but that they still generate a substantial number of false alarms and missed crises (see Berg, Borensztein, and Pattillo, 2001).". Pour résumer : ce type de modèle permet de détecter les crises avec une probabilité assez élevé (85,2% des crises de change détectées avec succès dans l'étude de Comelli out-of-sample sur la période 2007-2011, voir ci-après), mais avec énormément de fausses alertes et de mauvais classifications.
Conclusion : Ce type d'étude montre la difficulté d'identifier en temps réel une crise de change dans les pays émergents. Il est toujours très simple de dire à posteriori "c'était pourtant évident, les responsables politiques et économiques ne comprennent vraiment rien !"! Le Captain' pourrait d'ailleurs vous dire chaque année "ah je sens qu'il va y avoir un crack boursier/obligataire/immobilier dans les mois à venir" et ensuite faire le beau une fois que la crise aura eu lieu. En répétant cela tous les ans, il y a nécessairement un jour où le Captain' aura raison ! Mais il est très important de considérer avec attention le coût du déclenchement de fausses alertes et les mauvaises décisions macro-économiques que cela peut impliquer.