La semaine dernière, l'observatoire des médias ACRIMED (ACtion CRItique MEDia) a publié un article montrant que les économistes intérrogés par le journal Le Monde sur le sujet de la zone euro sont majoritairement (1) des banquiers (2) favorables à la construction européenne (source: "Europe : quels économistes s'expriment dans Le Monde ? Les banquiers !"). La même critique avait été émise quelques semaines plus tôt à propos de l'article "Le chômage handicape la reprise européenne" où les cinq "experts économiques" cités par Le Monde était alors 5 "économistes" travaillant pour des établissements privés (Natixis, BNP Paribas, IHS Global, Bloomberg et Capital Economics). Cette omniprésence des banquiers ou experts de sociétés privées dans les médias fausse nécessairement le débat, et il est important que les économistes "universitaires", si possible avec différentes visions de l'économie (orthodoxe / hétérodoxe), soient davantage présents dans le débat public. Mais avant de tirer à boulets rouges sur les médias, il est nécessaire de vérifier empiriquement qui sont les économistes les plus souvent cités/interviewés, avec une approche big-data basée sur l'ensemble des articles publiés sur Le Monde dans la rubrique "Economie" durant l'année 2014.
Pour réaliser cette étude, le Captain' a donc codé un petit programme en Python pour aller (1) extraire l'url de l'ensemble des articles de la catégorie "Economie" sur site internet du Monde, (2) extraire le contenu et l'auteur pour chaque article (url) et (3) identifier l'ensemble des personnes et personnalités citées dans le contenu des articles. La méthodologie précise est détaillée dans l'article "Identifier les personnes et personnalités dans une chaîne de caractère : une application simple" publié sur Captain DataScience (le nouveau blog du Captain').
L'approche du Captain' diffère de la méthodologie utilisée par ACRIMED sur de nombreux points. (1) Premièremement, ACRIMED identifie "a priori" une liste d'articles, en recherchant par exemple en ce qui concerne la zone euro les articles ayant dans leur titre les mots clés "BCE", "euro", "zone euro", "UE", "Draghi" et "Mario". (2) Ensuite, les personnalités sont identifiées lorsqu'elles sont spécifiquement citées comme étant "économiste". Par exemple, Agnès Bénassy-Quéré, spécialiste de l'économie européenne, n'est pas dans la base de données d'ACRIMED car Le Monde ne la cite pas comme "l'économiste Agnès Bénassy-Quéré". (3) Au total, 43 articles ont été identifiés par ACRIMED sur la période du 1er janvier au 31 mars 2015 pour un total de 75 "invitations", ce qui représente un échantillon de relativement petite taille.
Le Captain' utilise une approche différente (1) en considérant l'intégralité des articles publiés sur Le Monde dans la rubrique économie, avec la possibilité de clusteriser par thématique "a posteriori" en fonction du contenu de l'article, (2) sans restriction sur la présence du terme économiste mais avec une simple identification des entités nommées et des auteurs des articles et (3) sur un échantillon de plus de 9.000 articles publiés dans la rubrique "Economie" du site Le Monde entre le 1er janvier et le 31 décembre 2014. Ensuite, le Captain' regarde manuellement l'ensemble des personnes et personnalités ayant reçu un minimum de 4 citations dans Le Monde sur l'année 2014, et catégorise chaque individu : (1) non-économiste, (2) banquier central, (3) économiste banque / institution privé et (4) économiste universitaire ou institution. Puis un classement est réalisé en fonction du nombre de citations ou d'articles publiés par chaque économiste des catégories (3) et (4) (un article = maximum 1 "point", même si le nom est cité plusieurs fois dans l'article).
Cette catégorisation n'est pas toujours triviale : par exemple Ben Bernanke pourrait à la fois être classé comme banquier central (ex président de la FED), comme économiste en institution privée (conseiller pour le hedge funds Citadel) ou bien comme économiste universitaire (Princeton + Bernanke fait partie du top 50 des économistes les plus cités dans le monde académique - source Top Repec). Mais cette situation est tout de même assez spécifique (tout le monde n'est pas Bernanke non plus...) et avec un minimum de subjectivité, cela ne pose pas de problèmes particuliers.
Il existe cependant deux principales limites à cette méthodologie : (1) lorsque les articles du Monde sont en accès restreint (payant), seulement la partie gratuite est prise en compte (= les deux ou trois premiers paragraphes) ce qui implique donc une sous-estimation du nombre total de citations, et (2) il n'est pas possible de faire la distinction entre une citation et une invitation (par exemple lorsque Thomas Piketty apparaît dans un article, impossible de savoir si le travail de Piketty est simplement cité ou si Piketty a réellement répondu à une interview d'un journaliste du Monde).
Assez parlé, passons aux résultats ! And the winner is ... Thomas Piketty justement, avec 29 citations (sans grande surprise étant donné le succès mondial de son ouvrage "Le Capital au XXIème siècle"). En seconde position, et sans grande surprise non plus, notre prix Nobel français, Jean Tirole, avec un total de 19 citations (aucune citation avant septembre, et ensuite la tempête médiatique...). Arrivent ensuite Jean-Pisani-Ferry (commissaire général de France Stratégie), Patrick Artus (chef économiste Natixis) et Frederik Ducrozet (économiste Crédit Agricole, qui arrive d'ailleurs en tête du classement ACRIMED "zone euro"). Christopher Dembik, second du classement ACRIMED, n'est pas bien loin non plus en 10ème position. En regroupant l'ensemble des économistes ayant au minimum 4 citations ou articles parus en 2014, cela nous donne donc cela (en vert les économistes de banque/privé ... en bleu les autres) :
Et voici donc la liste (en parenthèse le nombre de citations/articles parus):
Thomas Piketty (28) |
Jean Tirole (19) |
Jean Pisani-Ferry (15) |
Patrick Artus - Natixis (14) |
Frederik Ducrozet - Crédit Agricole (11) |
Olivier Blanchard (11) |
Philippe Waechter - Natixis (11) |
Pierre-Cyrille Hautcoeur (11) |
Michel Aglietta (10) |
Christopher Dembik - Saxo Bank (9) |
Xavier Timbeau (9) |
Denis Ferrand (8) |
Gilbert Cette (8) |
Ludovic Subran - Euler Hermes (8) |
Paul Krugman (8) |
Paul Seabright (8) |
Philippe Aghion (8) |
Philippe Askenazy (8) |
Eric Heyer (7) |
Jean-Marc Daniel (7) |
Jonathan Loynes - Capital Economics (7) |
Axelle Lacan - Crédit Agricole (6) |
Elie Cohen (6) |
Emmanuel Saez (6) |
Jacques Attali (6) |
Joseph Stiglitz (6) |
Kenneth Rogoff (6) |
Yves Zlotowski - Coface (6) |
Bruno Colmant (5) |
Jean-Paul Fitoussi (5) |
Larry Summers (5) |
André Sapir (4) |
Augustin Landier (4) |
Beth Ann Bovino - Standard & Poor's (4) |
Bruno Cavalier - Oddo Securities (4) |
David Le Bris (4) |
Evelyne Dourille-Feer (4) |
Gregori Volokhine - Meeschaert Financial (4) |
Jean-Jacques Laffont (4) |
Jesus Castillo - Natixis (4) |
Julien Marcilly - Coface (4) |
Olivier Raingeard - Neuflize OBC (4) |
Thomas Philippon (4) |
Le débat entre "économiste banque/privé" versus "économiste académique/universitaire" dans les médias est finalement relativement équilibré si l'on considère l'ensemble des sujets (Piketty et Tirole à part, les deux cas étant tout de même "exceptionnels" sur l'année 2014). Ensuite, il est toujours possible de débattre d'un potentiel manque de pluralisme concernant les économistes interviewés/cités et de remarquer la très faible présence des "économistes attérés" (Philippe Askenazy étant l'exception qui confirme la règle) de cette liste, mais n'étant pas non plus un expert de la pensée économique, le Captain' se gardera de pousser le raisonnement à ce sujet beaucoup plus loin. Il est cependant important de noter qu'une "qualité" importante pour apparaître dans un média est tout simplement la disponibilité (+ la capacité à vulgariser l'économie). Tandis qu'une apparition dans un média traditionel n'a que très peu de valeur dans le monde universitaire (où la vraie reconnaissance est la publication dans les journaux académiques), les économistes banque/privé utilisent justement les médias comme un canal publicitaire gratuit ou bien pour faire du lobbying dans certains cas. Cette stratégie de communication implique bien souvent une disponibilité plus forte de la part des économistes de banque/privé par rapport aux universitaires, ce qui a un impact certain sur le nombre d'apparitions dans les médias.
Tout cela pour dire que le débat est complexe, et requiert une analyse bien plus profonde que le sujet de cet article. Si vous avez envie de creuser là dessus, le Captain' est cependant ouvert à toutes propositions pour réaliser une analyse plus poussée à ce propos (la base de données est simplement constituée de 3 colonnnes avec (1) url , (2) date , (3) entités nommées ... le Captain' ne stockant pas le contenu des articles pour des raisons de propriétés intellectuelles). Cette étude a été réalisée sur le journal Le Monde, mais bien évidemment, il est possible de faire la même chose à partir de n'importe quelle source de contenu et sur des échantillons de plus grande taille (en modifiant légèrement le code).
Mais une autre caractéristique ressort très nettement du graphique précédent (qui, je le rapelle, comporte tout de même pas mal de limites et est loin d'être parfait...). Allez, cherchez un peu ... Vous avez trouvé ? Sur les 43 économistes de la liste, il y a en effet seulement trois femmes : Axelle Lacan, Beth Ann Bovino et Evelyne Dourille-Feer. Pourtant, cette liste aurait tout de même eu plus de charme (et de crédibilité) avec la présence de Natacha Valla, d'Agnès Benassy-Quéré, de Julia Cagé, de Jézabel Couppey-Soubeyran, d'Esther Duflo, de Mathilde Lemoine et tant d'autres... Si ce sujet vous intéresse, le Captain' vous conseille fortement l'article de Jézabel Couppey-Soubeyran "Pourquoi si peu de femmes économistes dans les débats publics !", publié sur La Tribune. Les raisons évoquées sont multiples, pour expliquer à la fois le faible pourcentage de femmes et plus globalement la faible participation des économistes (universitaires) au débat public : (1) absence de parité homme-femme au niveau maître de conférence / professeur, (2) absence de valorisation de la participation au débat par la profession, et (3) langage et jargon trop technique de la part des économistes universitaires.
Conclusion : Avec un total de 0 citation cette année dans Le Monde, le Captain' est étrangement absent de cette liste (enfin une citation pour le Captain' cette année mais dans la catégorie "Technologie" ---> "Comprendre en s'amusant") ! Un jour viendra ... ;)
- Dis Cortex, tu veux faire quoi cette nuit ?
- La même chose que chaque nuit, Minus, tenter de conquérir le MONDE !
P.S : L'intégralité de cet article (programme Python + collecte de données + nettoyage + analyse + rédaction) ayant été réalisé en 24h chrono (avec un peu de sommeil mais pas beaucoup non plus...), il n'est pas totalement impossible que le Captain' ait zappé un économiste ou mal catégorisé un autre. N'hésitez pas à laisser un commentaire si quelque chose vous semble étrange.