Aujourd'hui, lundi 9 janvier, l'Allemagne a placé sur le marché pour 3,9 milliards d'euros d'obligations de maturité 6 mois, au taux moyen de -0,0122%. Non non ce n'est pas une faute de frappe, il y a bien un signe "moins" devant le taux auquel a emprunté l'Allemagne. C'est à dire que les investisseurs qui ont aujourd'hui acheté de la dette allemande sont prêts à payer des intérêts à l'Allemagne pour détenir de la dette. C'est quoi ce bordel? Il y a un piège quelque part?
En théorie, lorsqu'un investisseur prête de l'argent à une entité quelconque (Etat, entreprises, ménages...), il s'attend à recevoir des intérêts en compensation. Jusque là ça se tient! Le taux d'intérêt nominal semble donc devoir toujours être positif. Je parle bien ici du taux d'intérêt NOMINAL, et non pas du taux d'intérêt réel ou du taux d'obligations indexées sur l'inflation (+ d'infos avec cet article). Pas de piège donc concernant le taux d'inflation ou l'indexation.
Depuis début décembre déjà , les obligations allemandes de maturité six mois s'échangent sur le marché secondaire à des taux négatifs (marché secondaire = marché sur lequel sont échangés des titres financiers déjà émis). Mais c'est aujourd'hui la première fois qu'une émission obligataire sur le marché primaire (= marché des titres financiers nouvellement émis) se fait à un taux négatif. Aujourd'hui, des investisseurs ont donc délibérément prêté de l'argent à l'Allemagne à un taux négatif, c'est à dire en acceptant de payer pour prêter. Le graphique ci-dessous montre le taux sur le marché secondaire des obligations allemandes ("Bubill 6mois" - taux légèrement négatif depuis décembre 2011).
"Vous êtes cons un peu les investisseurs, pourquoi ne pas avoir mis cet argent sur un compte bancaire ou sous votre oreiller"? En tant qu'individu, vos dépôts à la banque sont garantis par l'Etat jusqu'à une certaine somme. En France, si votre banque fait faillite, l'Etat garantie à chaque déposant jusqu'à 100.000 euros. Si vous avez 1 milliard sur votre compte en banque et que votre banque fait faillite, vous allez donc récupérer 100.000 euros... Ca vous fera une belle jambe, mais vous comprenez bien que certains investisseurs souhaitent minimiser le risque de perte, en plaçant leur argent dans un endroit réellement "sans risque" (enfin avec un risque le plus proche possible de 0).
Pour reprendre une formule qui tourne en ce moment : les investisseurs ne cherchent pas à obtenir un retour sur investissement, mais un retour de leur investissement. If toi aussi tu es un peu bilingual, voici la citation de Phil Milburn "investors are willing to pay a premium to know that they will get a return of capital rather than a return on capital". Mais pourquoi alors ne pas tout simplement mettre cet argent dans un coffre-fort et attendre gentiment que le temps passe. Cela rapportera zéro mais c'est toujours mieux que de payer pour simplement détenir des obligations souveraines.
De plus, nombreux investisseurs institutionnels (fonds de pensions, fond de retraites, banques...) ont le droit d'investir uniquement dans des actifs non-risqués (AAA), pour des questions de réglementations ou de législation. La dégradation de nombreux pays de la zone fait de l'Allemagne le seul "vrai" actif sans risque de la zone, entraînant donc une hausse de la demande par les investisseurs et donc une baisse du taux. C'est ce que l'on appelle en finance le "flight-to-quality" et le "flight-to-liquidity effect".
Une autre possibilité concerne un pricing de risque de change. Supposons qu'un seul investisseur ait acheté ce matin les 3,9 milliards d'euros d'obligations allemandes. Dans 6 mois, il devra donc payer les intérêts sur sa créance (234.000 euros - étrange comme phrase mais avec des taux négatifs on paye bien des intérêts sur une créance) et récupérera son investissement initial (3,9 milliards); il aura donc "perdu" environ 234.000 euros par rapport à la possibilité de mettre son argent au coffre. Mais cette prime qu'il a payée pour détenir de la dette allemande peut lui rapporter très gros. Comment? Allez, je vous laisse réfléchir avec un indice (texte souligné ci-après) ... A la maturité de l'obligation, l'investisseur "récupérera son investissement initial (3,9 milliards)".
Mais 3,9 milliards de quoi? Le Captain' vous avait présenté dans l'article "Comment la Grèce pourrait quitter l'Euro ? Les implications concrètes", les implications possibles d'un changement de monnaie sur la dette existante libellée en euros. Dans le cas de l'Allemagne, si la zone euro venait à exploser, il est possible que l'Etat convertisse une partie de la dette en "nouveau deutschmark". Si l'euro n'existe plus, vous recevrez donc 3,9 milliards en nouveau deutschmark, une monnaie qui devrait s'apprécier fortement (schéma inverse de la Grèce dont le "new drachme" se déprécierait fortement).
Résultat : En payant des intérêts pour détenir de la dette allemande, vous mettez vos sous à l'abri du risque, vous pouvez utiliser les obligations allemandes comme garanties pour des opérations de refinancement auprès de la BCE (#BestCollateralEver), et bonus suprême en cas d'éclatement de la zone euro. Dans un scénario totalement aléatoire d'éclatement de la zone euro et de remplacement de la dette 1 euro = 1 nouveau deutschmark, suivi d'une appréciation de 25% du deutschmark par rapport à l'euro, vous faites dans le cas de notre investisseur un gain de près d'1 milliard "d'euros anciens" en 6 mois.
Conclusion: C'est un bon signe pour l'Allemagne (baisse de la charge de la dette) ; mais un mauvais signe sur l'état général de l'économie mondiale. Les investisseurs et les banques ont peur de se prêter de l'argent et donc se tournent vers les actifs les plus fiables. Ce comportement est très net en ce moment, certaines banques ayant profité de la ligne de financement de la BCE à 1% sur 3 ans pour emprunter des milliards d'euros et replacer ensuite cet argent en réserve "au cas ou" à la BCE à 0,25% (emprunter à la BCE à 1% pour replacer cet argent à la BCE à 0,25%, ce n'est pas l'opération la plus-rentable du siècle...).
** Calcul inutile ** : Si on suppose les investisseurs risque-neutre et que ces individus basent leur investissement uniquement sur le scénario ci-dessus d'éclatement de la zone euro, on peut estimer la probabilité de réalisation de cet événement (=éclatement zone euro sous 6 mois) à 0,023%. C'est la probabilité pour laquelle l'espérance de gain est nulle (= même effet que de laisser l'argent dans son coffre) -234000*(1-0,00023) + 1000000000*0,00023 = 0