Si vous vous ennuyez lors d'une réunion de famille, et que vous avez envie de lancer un bon vieux débat houleux, le Captain' vous conseille de poser innocemment la question: "Ah et d'ailleurs, vous en pensez quoi de la proposition du revenu universel?". Et là , vous allez avoir le droit à l'opposition classique entre, d'un côté, les partisans du "oh mais on va pas donner de l'argent à des gens qui foutent rien / non mais ça coûte une fortune c'est utopiste / non mais c'est stupide de verser un revenu à Liliane Bettencourt", et, de l'autre côté, le groupe des "il faut penser à la société post-travail où les robots remplacent les hommes / cela permet de laisser la liberté aux individus de faire ce qu'ils aiment vraiment / il faut diminuer la précarité et les inégalités". La question de l'effet de la mise en place d'un revenu universel est complexe, principalement car il est difficile d'anticiper l'évolution du comportement des agents économiques et l'impact sur les incitations au travail. Sans partir dans un discours idéologique, le Captain' va tout de même essayer de reprendre les différents arguments et d'apporter quelques éléments de réponse (et de réflexion) pouvant vous être utiles lors de votre prochain déjeuner avec mamie.
Mais en fait, c'est quoi le revenu universel ? Dans sa version la plus "pure", le revenu universel (ou revenu de base) est un revenu versé par l'Etat à l'ensemble des individus, sans condition d'âge, sans condition de revenu, et sans contrepartie. Bref, tous les mois, chaque individu recevrait par exemple 500 euros sur son compte en banque, et pourrait en faire ce qu'il veut. En réalité, et selon De Wispelaere et Stirton (2004, "The Many Faces of Universal Basic Income"), il existe de nombreuses variantes possibles du revenu universel, en fonction de 7 dimensions:
(1) L'universalité: Est-ce que "tous les individus" sont éligibles ? Doit-on verser un revenu aux enfants / aux non-résidents / aux non-français ?
(2) L'individualité: Doit-on verser un revenu à l'échelle individuelle ou bien à l'échelle du foyer ?
(3) La conditionnalité: Le revenu est-il totalement inconditionnel ? Ou bien, comme proposé par Atkinson (1996, "The Case for a Participation Income"), faut-il le conditionner à une "participation" à la vie de la société (au sens large, incluant le bénévolat, l'aide aux personnes en difficultés...) ?
(4) L'uniformité: Etant donné les différences régionales en ce qui concerne le coût de la vie, le revenu versé à un habitant à Paris doit-il être le même que celui versé à un habitant dans la Creuse ?
(5) La fréquence: Faut-il verser un revenu chaque semaine, chaque année ? Quel risque cela pose t-il au niveau du développement d'un assistanat et du rôle paternaliste de l'Etat ?
(6) La modalité: Le revenu doit-il être versé directement sur le compte en banque, ou bien sous forme de bons alimentaires, bons d'études, bons logements (conditionnant donc les dépenses pouvant être effectuées avec le revenu)
(7) L'adéquation: Quel montant verser ? Faut-il supprimer l'ensemble des autres aides ? Comment réviser la valeur de ce montant dans le temps ?
Comme toujours, "le diable est dans les détails", et l'on voit facilement qu'il est possible de passer d'un revenu universel "simple et universel" (mais pas nécessairement optimal... en fonction de critères plus ou moins objectifs) à un revenu universel "pas vraiment universel".
L'idée du revenu universel est au centre des débats en France depuis quelques mois, après la proposition du candidat socialiste Benoît Hamon de mettre en place une version "non-universelle" du revenu universel (car limitée à une partie de la population, mais nous reviendrons dessus). Voici pour information un extrait du programme actuel de Benoît Hamon:
Bon on ne va pas se mentir, la manière dont Benoît Hamon souhaite appliquer un revenu universel n'est pas très claire pour le moment... Il y a tout de même l'idée, à long-terme, de mettre en place un revenu universel "à l'ensemble des français" d'un montant de 750 euros. Mais sans connaître les détails (= une réponse précise aux sept dimensions évoquées précédemment), il est honnêtement impossible de commenter cette proposition. A un moment, on parlait d'un coût d'environ 40 milliards d'euros qui serait financé par une suppression du Crédit Impôt Compétitivité Emploi... Mais cela change assez souvent... Ce qui ne nous empêche pas cependant de réfléchir, d'un point de vue plus théorique, aux effets possibles de la mise en place d'un revenu universel
La participation au marché du travail
Un point de désaccord majeur entre partisans et opposants au revenu universel concerne l'impact d'une telle réforme sur les incitations à travailler. Pour le dire autrement, les gens vont-ils s'arrêter de travailler si on leur verse un revenu tous les mois ? Pour replacer cela dans un cadre économique, on s'intéresse donc ici à l'effet d'un choc (positif) de revenu sur l'offre de travail. Il est difficile de répondre à cette question dans le cas précis du revenu universel, tout simplement car il n'existe pas de données. Certains pays ont lancé des expérimentations, comme la Finlande début 2017 (lire "La Finlande commence à expérimenter le revenu universel"), mais, pour prendre l'exemple finlandais (1) l'échantillon est tout de même super limité (2,000 personnes), (2) ce n'est pas du tout "universel" (uniquement des demandeurs d'emploi, en remplacement de l'allocation chômage), (3) on a pas encore de données à propos de l'évolution du comportement de ces 2,000 personnes.
Une expérimentation qui pourrait davantage se rapprocher de notre cas est celle du projet "Mincome" au Canada dans les années 1970 (Manitoba Basic Annual Income Experiment). Pour simplifier cette expérimentation, l'idée du Mincome était d'attribuer à un certain nombre d'individus d'une région un revenu universel (aléatoirement) puis de comparer l'évolution des comportements des individus de ce groupe par rapport au comportement des individus d'un groupe de contrôle n'ayant pas reçu l'aide (ce que l'on appelle un "essai randomisé contrôlé"). Et les résultats, sur un échantillon de 1300 personnes, sont les suivants (pas de panique, le Captain' vous explique le tableau après / source: "Economic Response to a Guaranteed Annual Income: Experience from Canada and the United States")
En moyenne, sur le projet Mincome (tout en bas du tableau... les autres données dans le tableau traitant d'autres expérimentations assez proches avec la mise en place d'un impôt négatif aux USA), les hommes du groupe "revenu universel" ont diminué leur temps de travail de 17h sur l'année, soit une baisse de 1% du temps total travaillé. L'effet est nettement plus fort chez "femmes seules", avec une baisse de 7% sur l'année (logique, arbitrage entre travail / garde d'enfants). Globalement, on peut donc voir qu'il y a en effet une baisse de l'offre de travail à la suite de la mise en place d'un revenu universel, mais que cela reste tout de même assez limité. Encore une fois, il s'agit d'expérimentations faites dans les années 1970, sur des échantillons de petites tailles et avec pas mal de biais possibles... Comme décrit par Widerquist (2005, "A failure to communicate: what (if anything) can we learn from the negative income tax experiments?"), il est intéressant d'ailleurs de voir qu'à la fois les partisans et les opposants au revenu universel utilisent ces études, en interpétant les chiffres de manière différentes et en allant piocher dans les tableaux confirmant leurs arguments. Avec donc d'un côté: (1) regardez l'effet est négligeable dans le cas Mincome au Canada et (2) il y a une baisse du temps de travail allant jusqu'à 20% dans le cas US à Seattle.
"Although the evidence does not amount to an overwhelming case either for or against the basic income guarantee, some important conclusions can be drawn, if they are drawn carefully." Widerquist, 2005
Une autre manière de voir l'effet d'un choc positif de revenu sur le travail (pouvant se rapprocher d'une situation "revenu universel") consiste à étudier le cas du jeu Win4Life (W4L), une loterie où le gagnant ne touche pas un jackpot unique (comme au Loto) mais une rente à vie allant de 500 euros à 5000 euros par mois. Dans l'étude "An unconditional basic income and labor supply: Results from a pilot study of lottery winners" (2008), Marx & Peeters se sont intéressés à cette question, en allant tout simplement questionner l'ensemble des vainqueurs de la loterie belge "Win4Life". Encore une fois, l'échantillon est de petite taille, tout simplement car il n'y a pas non plus beaucoup de gagnants et que tous les gagnants n'ont pas voulu répondre, mais les chercheurs ont tout de même collecté des informations sur 50% des gagnants. Et voici les résultats: sur 66 répondants, 5 ont diminué leur temps de travail à la suite du gain à "Win4Life" (ou ont totalement arrêté de travailler), mais, contrairement à ce qu'on aurait pu anticipé, aucun n'en a profité pour passer à son compte ou créer son entreprise (c'est en effet parfois un des arguments des "pros" revenu universel - permettre le développement de l'entreprenariat et la prise de risque). Alors, encore une fois (et avec toutes les limites de cette étude... biais des répondants, petit échantillon...) il est possible de lire cela dans les deux sens. D'un côté, il ne semble pas exister une relation très forte entre un choc de revenu et une baisse des incitations à travailler... De l'autre côté, même si "seulement" 5-10% des personnes ont arrêtés de travailler, c'est tout de même loin d'être négligeable.
Mini-conclusion en vrac: (1) Non, le monde entier ne vas pas s'arrêter de travailler parce que l'on verse 700 euros par mois à chacun, (2) mais oui, cela aura tout de même sûrement un effet non-négligeable, même de quelques %, sur l'offre de travail, et donc (3) et bien d'un point de vue purement économique, on en sait pas grand chose... on se retrouve un peu dans un combat davantage idéologique qui consiste à lire les mêmes chiffres de deux façons différentes.
La faisabilité d'un revenu universel
Un autre argument qui revient souvent est le "non mais un revenu universel c'est impossible, ça coutera trop cher". En France, en fonction du montant et de pas mal de paramètres, le coût serait en effet de 300 à 600 milliards (oui ça fait une grosse fourchette... mais bref ça fait beaucoup d'argent). Mais attention ! Il s'agit ici de la version "universelle sans contrepartie", qui, lorsqu'on la présente comme cela, parait en effet "utopique". Mais selon Richard Pereira, dans l'article "Universal Basic Income and the Cost Objection: What are we Waiting For?", il est important de noter que la mise en place d'un revenu universel (1) se ferait, en partie, en remplacement des aides actuelles, (2) pourrait entraîner des économies en "mettant à plat le système" et en diminuant la bureaucratie, (3) pourrait entraîner à long-terme des externalités positives, en diminuant par exemple les dépenses de santé liées à une mauvaise alimentation des plus pauvres (4) pourrait être soumis à taxation, de telle sorte que le montant "net" versé soit différent en fonction du niveau de revenu. Par exemple, en considérant un coût d'environ 400 milliards de dollars pour la mise en place du revenu universel au Canada, Pereira estime, qu'en supprimant les aides redondantes, en diminuant les dépenses bureaucratiques et en prenant en compte les externalités positives, le système est en réalité finançable sans réelle hausse de l'imposition. Alors certaines hypothèses paraissent tout de même assez hautes (du genre un 40 milliards qui sort d'on ne sait où grâce à une lutte contre l'évasion fiscale), mais le raisonnement reste intéressant.
En France, la première version du revenu universel défendue par Thomas Piketty (lire "Notre revenu universel est-il vraiment universel?") ressemble davantage a une refonte et a une extension de la prime d'activité (ciblant uniquement les plus pauvres... environ 130 euros par mois) qu'à un revenu universel et inconditionnel au sens strict du terme, mais semble économiquement tout à fait faisable. Celle actuellement défendue par Benoît Hamon a tout de même davantage la tête d'une aide pour les jeunes n'étant pas éligible au RSA (et aux plus pauvres) que la tête d'un réel revenu universel, mais idem, la première phase n'a rien d'une utopie économique. Tout cela pour dire que l'argument "non mais c'est infaisable économiquement" n'est pas recevable en tant que tel. Encore une fois, la question principale est "quel type de revenu universel et comment on le finance".
Mini-conclusion en vrac: Oui, 300+ milliards c'est beaucoup ! Oui, cela implique nécessairement la suppression de nombreuses aides existantes, et sûrement de nouvelles créations de taxes dont il ne faut pas négliger les effets ni surestimé la réelle faisabilité (taxe sur les transactions financières? hausse imposition sur les plus riches?) ! Mais non, ce n'est pas "utopique" ni "infaisable".
L'idéologie et la société post-travail
Ce qui est intéressant avec le revenu universel, c'est que le concept arrive à mettre d'accord les "très libéraux" et le "très à gauche" (mais pour des raisons différentes). D'un point de vue libéral, la solution privilégiée est celle d'un impôt négatif qui se rapproche tout de même pas mal d'un revenu universel (une version "à la Friedman"). C'est entre autre ce qui est défendu par le think tank libéral, Génération Libre avec le "LIBER" (lire "Pour un revenu universel"), et c'est libéral car cela permet à chacun "la sécurité fondamentale lui permettant de disposer pleinement de sa liberté et dâ€effectuer ses propres choix". L'impôt négatif remplacerait dans ce cas de nombreuses allocations (RSA, prime pour lâ€emploi, allocations familiales) et serait financé par une hausse de la taxation sur les plus riches (avec au passage une remise à plat totale de la fiscalité). Je cite:
"A titre dâ€exemple, et toutes choses égales par ailleurs en termes de niveaux de fiscalité et de dépenses publiques, un LIBER de 450 euros par adulte et de 225 euros par enfant impliquerait une LIBERTAXE de 23% sur lâ€ensemble des revenus. Dans cette hypothèse, un quart de la population serait contributrice nette (payant de lâ€impôt positif), un cinquième neutre, et une bonne moitié récipiendaire nette (recevant de lâ€impôt négatif). Les grandes masses de redistribution ne seraient pas fondamentalement modifiées, sinon que les jeunes et les actifs se verraient désormais traités plus équitablement, et que chacun comprendrait aisément combien il « donne » et combien il « reçoit », ce qui ne serait pas sans incidence sur le discours politique."
De l'autre côté, le revenu universel pourrait être un facteur d'émancipation par rapport au travail, en ne contraignant plus les individus à travailler pour survivre et en redonnant un pouvoir de négociation aux moins qualifiés. De plus, dans une vision "post-travail" de la société, où la machine remplacerait l'homme et où le travail serait limité, il faudrait en effet trouver un moyen de redistribution simple permettant d'assurer à chacun un revenu minimum décent. Bon cette vision de la "fin du travail" est défendue depuis des siècles, et pour le moment l'homme s'adapte... Mais par exemple, selon ce papier du National Bureau of Economic Research (source: "Robots and Jobs: Evidence from US Labor Markets"), la robotisation récente a entraîné une baisse des salaires et de l'emploi. Le phénomène "la machine remplace nos bras" de la révolution industrielle n'est pas forcément le même que celui "la machine remplace en partie notre tête", et donc placer le revenu universel dans un cadre plus large ne semble pas totalement dénué de sens (entre autre dans une vision de réduction des inégalités).
"Automation, robots and artificial intelligence are having an arguably transformative effect on labor markets in the United States and perhaps in many other advanced economies. Robots, in particular industrial robots, are anticipated to spread rapidly in the next several decades and assume tasks previously performed by labor. These momentous changes are accompanied by concerns about the future of jobs and wages. [...] According to our estimates and assuming that there is no trade between commuting zones, each additional robot reduces employment by about seven workers, and one new robot per thousand workers reduces wages by about 1.6 percent.", Acemoglu & Restrepo (2017)
Conclusion :Bon, voilà ce qui arrive lorsqu'on commence un article sans avoir aucun plan en tête: et bien ça part un peu dans tous les sens. Mais bon, le Captain' espère tout de même que cet article vous donnera pas mal d'arguments pour lancer le débat dimanche midi chez mémé.