Vous avez marre de toujours utiliser le fameux sujet de la météo pour combler les vides dans l'ascenseur avec Micheline de la compta ou bien lorsque vous croisez votre voisin et que vous voulez éviter qu'il vous engueule à propos de la "petite" soirée de samedi soir qui s'est finalement encore terminée à 6h du mat' ? "Ah non mais Captain' c'est trop vrai, il y a vraiment plus de saison en ce moment !". Bon ok, le Captain' va être sympa avec vous, en vous proposant un nouveau sujet de discussion sans totalement dépayser Micheline de la compta ou votre voisin : la météo (coooool), le jus d'orange (what?) et les marchés financiers (pas cooooool). Vous ne voyez pas le rapport ? Et bien pourtant, il est possible de comprendre l'impact et le processus d'intégration de l'information non-anticipée dans le prix des actifs financiers en regardant le lien entre les prévisions météorologiques et le cours du contrat "future" du jus d'orange concentré congelé.
En 1984, Richard Roll, un chercheur américain de renom et l'un des premiers économistes à avoir travailler sur l'intégration de l'information dans le prix des actifs financiers ("The Adjustment of Stock Prices to New Information" - 1969, Fama, Fisher, Jensen & Roll) s'est intéressé de près au marché du jus d'orange surgelé congelé ! Un pari perdu ? Non non pas du tout ! Richard Roll a utilisé ce marché car celui-ci comportait de très nombreuses caractéristiques simplifiant fortement son étude. Tout d'abord, il faut savoir que le jus d'orange concentré congelé (ci-après "jus d'orange" pour simplifié) est fabriqué à 98% en Floride, autour d'Orlando. Bien que la demande puisse changer en fonction de l'évolution du cours du jus de pomme (produit de substitution) ou d'un changement dans les goûts des consommateurs, la demande en jus d'orange peut être considérée comme relativement stable dans le temps. Si vous buvez du jus d'orange tous les matins, vous ne devriez pas soudainement détester le jus d'orange et ce n'est pas parce que le jus de pomme a baissé de 10 centimes que vous allez totalement changer vos habitudes.
En ce qui concerne l'offre, il est techniquement impossible d'accroître la production à court-terme en augmentant les plantations ; un oranger mettant entre 5 et 15 ans avant d'être à maturité. Il est vrai qu'un changement technologique (nouveau fertilisant ou nouvelle technique de récolte) peut avoir une influence sur le niveau des récoltes et donc sur l'offre même à court-terme, mais globalement, il est possible de dire que l'offre est stable... tout du moins si l'on ne considère pas LA variable ayant une influence gigantesque sur les récoltes et donc l'offre : la météo (source : "Orange Juice and Weather" - Journal of Finance, 1984 ; oui oui, Richard Roll a une créativité débordante comme en témoigne son choix du titre de son article...)
Vous commencez à comprendre l'intérêt de l'étude sur le marché du jus d'orange ? Une demande stable, une production ne dépendant quasi que de la météo et une production ultra-concentrée autour d'une même ville... Nous avons donc les ingrédients parfaits pour étudier l'effet d'un changement des prévisions météorologiques à Orlando sur le cours du jus d'orange. L'idée générale est toute simple : si jamais un jour les prévisions météorologiques annoncent une forte vague de froid non-anticipée par les investisseurs, alors cela devrait créer une hausse du prix du jus d'orange via la hausse de la probabilité d'une baisse du niveau des récoltes !
Richard Roll ne s'intéresse pas directement au prix du jus d'orange sur le marché "au comptant" (= votre marché aux fruits et légumes pour faire simple) mais au prix des contrats "futures" du jus d'orange. Un contrat "future" (ou contrat à terme) représente un engagement de livrer à une date donnée une certaine quantité d'un bien à un prix prédéfini. Par exemple, il est possible d'acheter aujourd'hui un contrat future de 15.000 kilos de jus d'orange à livraison 1er septembre, à un prix défini dès aujourd'hui. C'est une sorte d'achat avec livraison à une date future. L'intérêt est que vous pouvez spéculer sur les contrats futures sans déténir physiquement le sous-jacent (un peu chiant d'avoir 15.000 kilos de jus d'orange dans son salon tout de même...) ; par exemple vous pouvez acheter un contrat "future" le 1er janvier (pour une livraison en septembre), en espérant qu'une vague de froid touche Orlando et donc que la valeur du contrat "future" augmente afin de le revendre avant septembre à un meilleur prix. Si jamais cette partie vous échappe, cela ne change finalement pas grand chose au raisonnement ci-après.
Pour expliquer tout cela, mettons nous en situation. Supposons que vous regardiez le prix du contrat future "livraison de 15.000 kilos de jus d'orange" à expiration le 1er septembre. Nous sommes le 1er janvier (le contrat expire donc dans 8 mois), vous allumez votre télé et vous tombez sur la météo qui annonce une gigantesque vague de froid totalement imprévue ! A votre avis, comment va évoluer le prix du contrat "future" ? Et bien le prix du jus d'orange va tout simplement augmenter fortement d'un coup (baisse de le production avec demande stable = hausse du prix).
Seconde situation : vous regardez la météo, et chaque jour d'hiver passe sans mauvaise nouvelle ni risque de vague de froid. Comment doit évoluer le prix du contrat "future" ? Et bien le prix doit diminuer petit à petit ; chaque jour passant sans "mauvaise nouvelle" réduit donc la probabilité d'une vague de froid détruisant les récoltes cette année, et donc améliore la probabilité d'une bonne récolte et d'une forte offre.
Mais si l'on regarde la réalité, cela donne quoi ? Le graphique suivant montre la température à Orlando entre 1975 et 1981 (température allant de 30 et quelques degrés Fahrenheit, soit un peu moins de 0 degré, jusqu'à 76 degrés Fahrenheit, l'équivalent de 25 degrés - ce qui s'explique par le fait que l'on prend ici en compte deux relevés par jour, un à 5h et l'autre à 17h) ; on remarque que la température suit un cycle classique (bref, il fait froid en hiver et chaud en été), avec deux vagues de froid particulièrement fortes en janvier 1977 et janvier 1981. Au dessus de la courbe des températures, la courbe du prix du contrat "future" de jus d'orange est tracée sur cette même période. Il est possible de remarquer deux choses : (1) les deux périodes de vague de froid à Orlando correspondent à deux périodes de très forte hausse des prix (début 1977 et début 1981) et (2) le prix du jus d'orange est très volatile durant toute l'année, même lorsque la météo est clémente (assez fort mouvement haussier ou baissier tout au long de l'année).
En testant la relation d'un point de vue économétrique, Richard Roll montre qu'il existe bien un lien entre température et prix du jus d'orange (la variable est significative), mais que la météo n'explique qu'une toute petite partie de la variance totale du prix du jus d'orange. En considérant un modèle plus complet, prenant en compte le prix du pétrole (pour proxy du prix des fertilisants), le taux de change US$ / Canadian $ pour la variation de la demande en provenance du Canada, la variation du NYSE pour modéliser le cycle économique ainsi que les articles de presse parus sur le sujet, Roll montre que la prise en compte de nouvelles variables améliore légèrement la prévision, mais qu'entre 73% et 94% des variations restent inexpliquées (dans le tableau suivant, cela correspond à 1 moins le R-squared surligné en jaune).
"Yet no factor was identified that can explain more than a small part of the daily price movement in orange juice futures. There is a large amount of inexplicable price volatility" - Richard Roll
Il convient alors de se poser quelques questions sur la conclusion de l'étude : (1) des variables ont-elles été omises par Roll, et l'ajout de nouvelles variables permettrait-il d'améliorer les prévisions, (2) les spécificités de ce marché (la variation journalière du prix du jus d'orange étant contrôlé à cette époque) faussent-elles les résultats de l'étude, ou bien (3) sur les marchés financiers, la majeure partie des variations à court-terme ne peut tout simplement pas être expliquée de manière rationnelle à cause du comportement imprévisible et parfois illogique des investisseurs (formation de bulle, panique, manipulation de cours...).
Et bien la bonne réponse est finalement je pense "un peu des trois", bien que le Captain' mise particulièrement sur le dernier point, c'est à dire sur la difficulté à modéliser le comportement des investisseurs qui ne sont pas des machines sans faille et sans sentiment. Les marchés financiers se rapprochent à court-terme d'un système complexe consitué d'un grand nombre d'acteurs interragissant en permanence (les actions de l'un ayant un impact sur les actions de l'autre, et ainsi de suite) et un système complexe est par définition extrêmement difficile à modéliser. A long-terme cependant, le prix d'un actif financier tend à retrouver sa valeur fondamentale en fonction de l'offre et de la demande classique, c'est pourquoi de nombreuses études sur la variation du cours des actifs financiers sont bien plus précises à long-terme qu'à court-terme.
Tout ça pour arriver à la conclusion "finalement on en sait pas grand chose" ? Il est important de bien comprendre qu'il est impossible de prévoir parfaitement comment le cours d'un actif financier va évoluer dans le temps. Cependant, même si juste une faible partie de la variance peut être expliquée en regardant l'évolution de certaines variables explicatives (comme par exemple les prévisions météorologiques) c'est déjà une avancée très importante par rapport à une stratégie pure de "pile ou face" ou de "je le sens bien" (ce que la grande majorité des investisseurs individuels font, même s'ils ne veulent pas se l'avouer...).
Conclusion : Ce n'est pas l'information qui est importante, mais la "surprise" contenue dans l'information, non-anticipée à la date de publication (ou à la date du bulletin météo). La question n'est pas de donc savoir "est-ce qu'il fait froid en ce moment" mais "est-ce qu'il va faire plus froid que ce qui est actuellement prévu ou anticipé". Si le présentateur météo annonce aujourd'hui "vague de froid, -5 degrés attendu ce week-end" alors que la veille le discours était "vague de froid, -10 degrés attendu ce week-end", alors certes il va faire très froid et ce n'est pas bon pour les récoltes, mais l'annonce d'aujourd'hui est une bonne nouvelle non-anticipée (relativement à celle de la veille) et donc devrait entrainer une baisse du cours du jus d'orange (car la production sera meilleure qu'anticipé la veille). Alors, de quoi allez vous parler avec votre voisin demain matin ?