Selon la théorie néo-classique, les individus sont rationnels et ont comme objectif la maximisation de leur bien-être (maximisation sous contrainte d'une fonction d'utilité). Cette hypothèse de rationalité suppose donc que le cerveau de chaque individu est en fait un ordinateur surpuissant et sans faille, permettant à chaque individu de prendre à tout moment la meilleure décision, en fonction des informations passées, présentes et de ses anticipations pour le futur. En finance, cela implique donc qu'un investisseur n'a aucune émotion et que ses choix sont toujours cohérents. Cette théorie a été remise en cause par la finance comportementale, qui a comme objectif de montrer que les investisseurs sont sujets à de nombreux biais cognitifs et que leurs décisions ne sont pas toujours parfaitement rationnelles. La finance comportementale, discipline apparue dans les années 1970 et récompensée via deux Prix Nobel (Kahneman en 2002 et Shiller en 2013), utilise des expériences et des données historiques afin de montrer que les décisions réelles des investisseurs, en laboratoire ou sur le terrain, sont assez éloignées des décisions théoriques d'un individu parfaitement rationnel. La finance comportementale est pour simplifier un mélange entre finance et psychologie. Depuis une vingtaine d'années, une nouvelle discipline s'est développée avec aussi comme objectif de mieux comprendre le comportement des individus, mais en mêlant la finance et les neurosciences : la neurofinance.
Plutôt que de faire des hypothèses pour essayer d'expliquer pourquoi les individus ne sont pas rationnels (finance comportementale), pourquoi ne pas directement brancher des électrodes sur le cerveau des investisseurs, afin de voir comment réagit le cerveau face à telle ou telle situation. En particulier, et même si cela est applicable à de très nombreux autres domaines, comment peut-on expliquer le fait que les investisseurs ont tant de mal à solder une position perdante et tant de facilité et de plaisir à revendre une action après avoir réalisé un gain ?
Supposons un individu ayant acheté une action de l'entreprise A au prix de 20$, et au même moment une action de l'entreprise B au prix de 20$. Un mois après, l'action A est cotée 25$ et l'action B 15$. Un individu rationnel devrait alors simplement se poser la question suivante : "étant donné le cours actuel et l'ensemble des informations disponibles, quelle action dois-je vendre ?". Dans cette situation, un investisseur rationnel devrait en théorie vendre l'action A ou l'action B avec la même probabilité. En effet, d'un point de vue empirique, il a été démontré que ce n'était pas parce qu'une action avait augmenté qu'elle continuera d'augmenter, ni l'inverse. Idem, une action dont le prix a diminué n'a pas plus de chance de continuer à diminuer que de ré-augmenter (pour les adeptes de la théorie de l'efficience, on pourra tout de même citer les travaux de Jagadeesh & Titman (1993) sur l'effet momentum à court-terme, et de DeBondt & Thaler (1985) sur le "past winner-future looser" à plus long-terme).
Mais en réalité, et même étant donné le potentiel bénéfice fiscal lors de la réalisation de moins-values, les investisseurs détestent vendre après avoir perdu. "Tant que vous n'avez pas vendu, vous n'avez pas perdu" ! Ce n'est pas faux il est vrai, mais ce n'est pas super intelligent non plus comme raisonnement. Mais pourquoi notre petit cerveau déteste t-il perdre ? Kahneman & Tversky (1979), via leur fameuse théorie des perspectives, ont montré que la perte de bien-être (douleur) lors de la réalisation d'une perte de 1000 euros est supérieur au gain de bien-être (joie) lors de la réalisation d'un gain de 1000 euros. Cela nous donne une fonction d'utilité asymétrique, qui ressemble à cela:
Cette forme de fonction d'utilité pousse donc les investisseurs à ne pas être parfaitement rationnels ; le choix de garder une action dans son portefeuille après une perte latente ne se fait pas par un processus de décision cohérent (ré-évaluation de la valeur fondamentale), mais davantage via un raisonnement "oh non je suis en train de perdre, il faut absolument que cela remonte sinon je vais me faire gronder par ma maman" !
Avec les avancées de l'imagerie cérébrale, il est possible de regarder l'activité des différentes zones du cerveau face à une situation donnée, afin de voir les zones qui sont activées et d'essayer de confirmer certaines hypothèses de la finance comportementale. Alors bien évidemment, cette recherche est encore balbutiante (on ne connaît au fond pas grand chose du fonctionnement du cerveau), mais il est intéressant de comprendre comment il est possible de mêler finance, psychologie et neuroscience au sein d'une même domaine de recherche. Cela donne des résultats un peu comme cela (source : "Separate Neural Systems Value Immediate and Delayed Monetary Rewards", Sciences, 2004) :
Il existe quelques papiers académiques à ce sujet (mais finalement relativement peu pour le moment), dont un article publié dans le "Journal of Finance" (2013, forthcoming) intitulé "Using Neural Data to Test a Theory of Investor Behavior: An Application to Realization Utility" (Frydman, Barberis & al.). Les auteurs de cette étude ont réalisé une expérience en laboratoire, sur 28 personnes (oui c'est relativement peu), où chaque individu devait gérer un portefeuille d'actions (ordre d'achat et/ou de vente), avec des électrodes branchées sur le cerveau pour enregistrer l'activité du cerveau (via imagerie par résonance magnétique fonctionnelle). L'idée de ce genre d'étude est de voir les zones du cerveau qui sont sollicitées par les neuro-transmetteurs dans les différents cas (réalisation de la perte / perte latente / gain latent / réalisation du gain). Les auteurs ont montré que lorsqu'il y a gain, c'est le cortex préfrontal qui "réagissait" le plus et que le niveau d'activité dans le cerveau est correlé avec le niveau de gain, tandis que cette relation n'existe pas pour les pertes. Cela confirme donc l'hypothèse d'assymétrie de la fonction d'utilité. Cependant, les auteurs soulignent bien que cette technique n'est pas un substitut à l'analyse empirique classique, mais peut servir de complément afin de vérifier des hypothèses sur le comportement des investisseurs.
"We emphasize that the methods we present in this paper are not a substitute for traditional empirical methods in finance. On the contrary, brain imaging techniques are complementary tools that can be used to test assumptions about investor behavior that are difficult to evaluate using field data or experimental data alone."
Conclusion : Une meilleure connaisance du comportement des investisseurs est possible via la neurofinance. La publication d'une étude sur ce sujet dans l'une des toutes meilleurs revues académiques en finance montre bien l'intérêt porté à ce domaine de recherche relativement récent. Mieux comprendre la manière dont les décisions sont prises peut permettre d'éviter de commettre certaines erreurs via un meilleur self-control. Mais mieux comprendre comment le cerveau fonctionne permet aussi de mieux manipuler les investisseurs "non-sophistiqués" (méchant Captain' !!).