La théorie microéconomique classique repose sur l'hypothèse de rationalité pure et parfaite des individus. L'Homo oeconomicus cherche à maximiser son bien-être en minimisant ses coûts. Lorsque vous allez au supermarché faire vos courses par exemple, c'est un peu ce que vous essayez de faire : choisir, étant donné votre contrainte budgétaire, le panier de biens qui maximise votre satisfaction. En économie, on parle alors d'une maximisation de l'utilité sous contrainte budgétaire. Pour agir en toute rationalité, l'individu doit donc disposer d'une information parfaite et transparente à tout moment...
Mais en réalité, pensez-vous que votre comportement, en tant que consommateur, est toujours rationnel ? Effectuez-vous à tout moment le meilleur choix pour maximiser votre bien-être ? Hmmmmm, malheureusement non ! Surtout que de l'autre côté, les producteurs, pour maximiser leurs profits, ont bien souvent intérêt à vous faire perdre votre rationalité afin que vous choisissiez leurs produits... Et c'est là qu'intervient un débat très intéressant, objet d'un beau rapport de 80 pages du Conseil d'Analyse Economique en septembre 2012 (source: "Protection du consommateur : rationalité limitée et régulation") : faut-il protéger le consommateur pour éviter que des méchants producteurs profitent de la rationalité limitée des consommateurs, et si oui, dans quels cas et de quelle manière ?
Pour corriger les imperfections du marché, la régulation est nécessaire ! Mais comme à chaque fois que l'on parle de régulation, il est important de bien définir à partir de quel moment l'Etat (ou tout organisme public) se doit d'intervenir entre les producteurs et les consommateurs. Car un trop fort interventionnisme, ou un trop fort paternalisme, n'a clairement pas que des avantages. Parmi les risques d'un encadrement trop strict par les régulateurs, citons par exemple (1) le risque de déresponsabilisation du consommateur qui devient "à risque" dès qu'une activité n'est plus régulée, (2) le risque de corruption des régulateurs (lobbying et autres joyeusetés...) et (3) le fait que les régulateurs eux mêmes ne soient pas, même s'ils sont totalement honnêtes, capables de juger parfaitement les situations et de prendre les meilleurs décisions à chaque instant. Pour corriger ce problème, il faudrait alors réguler les régulateurs... et donc réguler ceux qui régulent les régulateurs ! Ce petit raisonnement par l'absurde est un premier argument démontrant l'inutilité et l'inefficacité d'une régulation totale de l'économie.
Une phrase extraite du rapport du CAE résumé parfaitement cela : "Finalement, le paternalisme aboutit à renforcer le pouvoir de régulateurs dont il est illusoire dâ€attendre une bienveillance inconditionnelle. Les régulateurs ne sont ni anges ni démons, mais des équipes dâ€Ãªtres humains qui poursuivent leur propre intérêt. Les régulateurs peuvent notamment être en partie capturés par les entreprises quâ€ils régulent.".
Prenons l'exemple d'un produit financier ultra-complexe, proposé par une banque qui va essayer de jouer (sans mentir) sur la rationalité limitée du consommateur pour maximiser ses profits. Selon la théorie microéconomique, les agents sont capables d'évaluer clairement les performances et les risques de ce produit financier, et de comparer ensuite ce produit financier à d'autres, afin de faire le meilleur choix. Supposons que la banque ait rempli son rôle d'information, et que tout soit détaillé clairement dans un contrat de 50 pages. Faut-il alors tout de même réguler la commercialisation de ce produit ultra-complexe ?
La première vision de ce problème est de se dire que le consommateur est en mesure de s'informer et donc de décider de lui même. C'est une transaction entre personne consentantes, et donc le régulateur n'a rien à faire là dedans. En cas de problèmes ou bien si le produit financier s'avère vraiment mauvais / toxiques, alors de nombreux consommateurs pourraient se retourner contre la banque, ce qui nuirait à la réputation de cette dernière (et donc à son futur profit). Dans ce cas le marché s'ajusterait tout seul, et les banques n'auraient même pas intérêt à proposer des services inutiles, mauvais ou trop chers pour leurs clients... La main invisible du marché ferait alors bien son boulot !
Oui mais en réalité, ce n'est pas tout à fait le cas... De nombreuses entreprises réfléchissent en effet à court-terme ; le but d'un patron peut être de maximiser le profit de l'entreprise sur une année pour toucher son bonus, plutôt que de réfléchir à long terme. De plus, cette correction automatique par le marché suppose que les consommateurs puissent facilement connaître l'avis d'autres consommateurs sur la qualité d'un produit, et en plus que cette information ne soit pas biaisée (fausse évaluation ou faux commentaires sur de nombreux sites par exemple). Parmi les six propositions réalisées par les trois économistes dans le rapport "Protection du consommateur : rationalité limitée et régulation", l'une d'entre elle essaye de répondre à cette problématique, sans forcément passer par une régulation abusive :
Proposition 2
La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ou lâ€Institut National de la Consommation deviennent administrateurs dâ€une plate-forme de rating en ligne basée sur des technologies similaires à celles utilisées par les grandes entreprises de vente en ligne.
Les clients peuvent écrire un bref commentaire et donner une note reflétant leur expérience de consommateur sur chaque produit ou service spécifique : (1) lâ€accès à cette base de rating sera gratuit, et des recherches par mots-clés (nom de produit ou de prestataire) seront possibles (2) le client doit entrer ses données personnelles pour que son commentaire soit valide (mais celles-ci ne seront bien sûr pas rendues publiques) (3) la DGCCRF aurait, via sa tâche dâ€administrateur, le droit de filtrer ou de retirer les commentaires jugés non pertinents et (4) lorsquâ€ils entrent un commentaire, les clients peuvent en cochant une case spécifique faire de leur commentaire une plainte officielle (le site web les fait alors transiter vers une page web qui collecte les pièces justificatives et données personnelles qui valident la plainte).
Bon d'accord ce n'est pas une solution miracle non plus, car le risque de fraude est toujours présent et les plateformes développées par l'administration publique ont bien souvent du retard sur ce qui se fait dans le privé, principalement à cause de processus administratifs chronophages (exemple un peu caricatural mais assez vrai : pour changer la couleur de l'étoile de notation, il faudra passer par tout un process d'acceptation par un comité pour un site développé par une administration publique, alors que cela prend un clic et cinq secondes pour un webmaster dans le privé). Mais ce genre de méthodes innovantes pourrait permettre d'améliorer l'information dont dispose les consommateurs afin de les aider à prendre des décisions plus rationnelles, sans créer une nouvelle usine à gaz de régulation ex-ante.
Ex-ante ? Il existe en effet deux types de régulation possibles : la régulation ex-ante et la régulation ex-post. La régulation ex-ante correspond à l'ensemble des mesures ayant pour but de réguler la relation entre le producteur et le client avant l'acte d'achat ou avant la commercialisation d'un produit (certifications, obligations légales...). La régulation ex-post concerne les possibilités de recours pour le consommateur après l'achat d'un produit, en cas de fraudes ou si le client est mécontent du produit par exemple.
Un exemple d'une proposition ex-post proposée dans le rapport est la possibilité pour les consommateurs d'exercer un véritable pouvoir de menace sur les comportements illégaux, en renforçant les sanctions et en facilitant les actions collectives en justice. Vous n'allez en effet pas attaquer en justice votre banque parce que le produit financier qu'elle vous a vendu était mauvais et que les clauses du contrat n'était pas claires (complexité et coût de la démarche juridique...). Mais par contre, s'il est possible de se regrouper facilement avec d'autres consommateurs pour mener une action en justice collective et groupée, vous allez beaucoup plus facilement porter plainte. Il existe en effet de nombreux petits préjudices (pour lesquels personnes n'ira porter plainte tout seul, les montants étant trop faibles), mais qui, aggrégés sur des centaines de milliers de personnes, représentent une somme très importante.
Mais attention tout de même à ne pas pénaliser les entreprises en imposant trop de régulation ou de sanctions, ce qui aurait tendance à bloquer l'innovation. Par exemple, si les dommages et intérêts reçus lors d'une action en justice par un consommateur deviennent trop élevées, on pourrait se retrouver dans des situations "à l'américaine", avec de nombreuses procédures fantaisistes (du type de cette légende urbaine d'une femme qui aurait fait un procès contre une marque d'électroménager, car elle aurait mis son chat au micro-ondes pour le sécher, et que celui-ci aurait "étrangement" éclaté dans le micro-ondes alors que ce n'était pas marqué sur la notice de l'appareil qu'il ne fallait pas faire ça...). On pourrait aussi voir de nombreux avocats "chasseurs de primes" apparaître, ayant pour unique but d'harceler sans fondement des entreprises pour obtenir un dédommagement à l'amiable, en menaçant de faire éclater l'affaire au grand jour dans le cas contraire (risque de réputation, dâ€erreur judiciaire et coût de la procédure pour une entreprise).
Conclusion: La concurrence et la fameuse "main invisible" permettent de protéger les consommateurs informés ainsi que les consommateurs sophistiqués (qui disposent d'une parfaite capacité d'analyse). Pour résumer, si vous êtes "intelligent" et que vous disposez d'un accès à une information non-baisée, alors la régulation est inutile pour vous, car vous serez capables d'identifier les bons et les mauvais produits, afin de faire des choix rationnels. De plus, si une entreprise propose de mauvais produits, la menace pénale et le fait que les consommateurs sophistiqués soient ensuite capables d'identifier les mauvais produits pour passer chez un concurrent font que l'entreprise n'a finalement pas intérêt à essayer de flouer le consommateur. Oui mais... La consommateur est bien souvent naïf (c'est le mot utilisé dans le rapport du CAE) ! Un consommateur naïf est incapable de s'apercevoir de son biais de préférence pour le présent (maximisation de l'utilité présente plutôt que de son utilité totale) et n'arrive pas à voir les coûts cachés sous-jacent à un achat (engagements sur X mois, difficultés de sortie, frais et pénalités...). Il existe donc alors deux possibilités pour rendre le consommateur moins naïf : (1) éduquer (ce n'est pas péjoratif) et donner davantage d'informations aux consommateurs, en utilisant les nouvelles technologies de l'information ou (2) réguler davantage et contrôler la mise en vente des produits. Et le Captain vote .... Option 1 bien évidemment !
P.S : Dans les commentaires du rapport du CAE, Jean Tirole (dont on parle chaque année quelques jours avant la remise du Prix Nobel d'Economie comme la plus grande chance française pour remporter ce prix), explique très clairement, et je cite : "En premier lieu, une économie moderne ayant besoin de contrats et dâ€engagements, les possibilités de rétractation des consommateurs ne doivent pas toujours être universelles et gratuites. Lâ€Ã©ducation des consommateurs constitue en outre un levier à ne pas négliger. En second lieu, si lâ€obligation dâ€informer est pertinente, Jean Tirole insiste sur le fait que lâ€information fournie doit être régulée afin dâ€Ãªtre intelligible par tous les consommateurs et non manipulée par les fournisseurs. En conclusion, Jean Tirole appuie les recommandations concernant la constitution de rating et de standards, la proposition systématique dâ€option par défaut ainsi que la mise en oeuvre dâ€actions de groupe."