Le spread de taux correspond à l'écart de taux entre deux obligations de même maturité. Par convention, lorsque l'on parle de spread de taux au sein de la zone euro, on regarde la différence entre le taux auquel un pays emprunte à maturité 10 ans, et le taux auquel l'Allemagne emprunte pour cette même maturité. Pourquoi se base t-on sur l'Allemagne? Tout simplement car c'est le pays qui emprunte aux taux les plus bas depuis la création de la zone euro, et c'est donc ce taux qui sert de référence.
Actuellement, seulement deux pays au monde empruntent à un taux inférieur à l'Allemagne: la Suisse (0,52% à 10 ans) et le Japon (0,77% à 10 ans). Cependant, on ne parle que très rarement du spread par rapport à ces deux pays pour les pays de la zone euro, car cela reviendrait à introduire un risque de change (ces deux pays n'ayant pas l'euro), et l'inflation est très basse (voire négative) dans ces deux pays, ce qui implique un taux réel (et non plus nominal) supérieur qu'en Allemagne. Le graphique ci-dessous résume les taux actuels d'emprunt à 10 ans (j'ai enlevé la Grèce, dont le taux 10 ans est proche de 20%, pour plus de clarté sur le graphique).
Actuellement, le spread de taux entre l'OAT française et le Bund allemand est donc de 0,74 point (la France empruntant autour de 2,20% et l'Allemagne à 1,46%). Avant la crise, le spread de taux entre l'Allemagne était quasiment nul (inférieur à 0,20 point). Mais nous sommes actuellement bien en dessous du spread de la fin 2011, de près de 1,50 point ! Début 2012, la France empruntait en effet autour de 3,3% à 10 ans, contre 1,80% en Allemagne.
Mais quelles sont les variables permettant d'expliquer les variations du spread ? Facile vous allez me dire, il suffit de regarder le graphique pour voir que le spread augmente lorsque les fondamentaux économiques sont mauvais (Espagne, Italie actuellement, et France début 2012 avec les rumeurs puis la perte réelle du AAA), et inversement. C'est vrai... mais seulement en partie. Là cela va devenir un peu plus compliqué. Allez on s'accroche !
[Mode thésard] En effet, si l'on s'intéresse à la littérature abondante sur le sujet de la variation des spreads de taux au sein de la zone euro suite à la crise financière, il est possible de décomposer les variations de spread en fonction: (1) du risque de crédit, (2) du risque de liquidité et (3) de l'aversion internationale au risque. Pour n'en citer que quelques uns, les travaux de De Santis ("The euro area sovereign debt crisis: safe heaven, credit rating agencies and the spread" - 2012), Attinasi & al. ("What explain the surge in euro area sovereign spreads during the financial crisis 2007-2009") ou bien encore Hugh & al. ("What drives sovereign risk premiums ?" - OCDE 2009) sont basés sur cette décomposition. [Fin mode thésard].
Le risque de crédit correspond au risque de défaut d'un pays, c'est à dire le risque qu'un pays ne rembourse pas sa dette. Il existe de nombreux moyens d'estimer le risque de crédit, par exemple en regardant le niveau de déficit ou de dette d'un pays par rapport à l'Allemagne (données historiques ou prévisions), en s'intéressant au niveau des Credit Default Swap ou bien encore en regardant la notation de la part des agences de rating. Par exemple, imaginons que demain le déficit augmente en France et que le déficit diminue en Allemagne, alors le spread de taux France-Allemagne devrait s'élargir. Logique ! Même idée si l'on s'intéresse au rating, avec de plus un aspect au niveau règlementaire (ci-après extrait d'un Working Paper de la banque centrale européenne).
"Moreover, credit ratings are used by regulators to establish banks capital requirements and can impact banksÂ' portfolios because only high rated assets are eligible as collateral to obtain credit from the central bank. Therefore, a downgrade can generate a portfolio shift, which can significantly affect bond yields".
Mais cette composante "risque de crédit", s'intéressant principalement aux fondamentaux d'un pays pour évaluer la soutenabilité de sa dette, ne permet pas d'expliquer à elle seule les variations du spread de taux. La deuxième composante, le risque de liquidité, permet d'estimer le "bonus" (ou le premium) demandé par les investisseurs pour détenir une obligation moins liquide que l'obligation souveraine allemande.
"Moins liquide? Qu'est ce que ça veut dire?". La liquidité permet d'estimer la facilité de revente rapide d'un actif à un moment donné. Pour le dire d'une façon plus pointue, le risque de liquidité estime la possibilité que la liquidité s'assèche dans le futur au moment où l'utilité marginale de l'investisseur sera la plus élevée (Krista Schwarz - Mind the Gap: Disentangling credit and liquidity in risk spreads). Pour l'expliquer autrement, supposons que vous êtes un gros investisseur, et que vous avez le choix entre investir en achetant des obligations souveraines d'un petit pays ou celles d'un grand pays. Les fondamentaux économiques (niveau de déficit, risque de défaut...) sont exactement les mêmes dans les deux pays. Mais vous allez cependant demandez un "premium", c'est à dire un taux plus élevé, pour prêter au petit pays. Pourquoi ? Simplement car si un jour vous souhaitez revendre vos obligations "petit pays", il vous sera difficile de revendre rapidement votre portefeuille, sans entraîner une forte perte pour vous.
Si par exemple vous avez 1 milliard à placer, et qu'avec 1 milliard vous avez le choix de financer 50% de la dette du pays ou bien 0,5% de la dette de la France, alors il sera plus facile de trouver des acheteurs (rapidement et sans faire s'écrouler le marché) si vous avez acheter de la dette française. La dette française est donc plus liquide que celle du petit pays.
Pour mesurer le risque de liquidité, il est possible d'utiliser l'écart entre prix d'achat et prix de vente (bid-ask spread) qui est plus faible pour les actifs liquides (car il y a plus d'acheteurs et de vendeurs, et donc davantage de mouvements), la profondeur du marché (en regardant la taille de la dette du pays), ou bien encore des variables plus complexes, comme le spread entre le taux fédéral allemand et le taux du KfW (Kreditanstal für Wierderaufbau), des bonds garantis par l'Etat allemand mais avec une liquidité plus faible. L'écart de taux entre les bonds souverains et le KfW pouvant servir de proxy au risque de liquidité (étant donné que la garantie est la même, la différence entre les taux représente le spread de liquidité). Plus un pays est grand, plus sa dette est liquide et moins le "premium" doit être élevé.
Pour finir, la composante "aversion internationale au risque" permet d'expliquer en partie les mouvements récents. L'aversion au risque peut-être estimée en prenant une variable tel le VIX (Chicago Board Options Exchange Market Volatility Index) ou bien le spread entre le taux des obligations corporate AAA et le taux des obligations du Trésor américain. L'idée est de se dire qu'en période de crise, les investisseurs souhaitent sécuriser leurs investissements et donc se replie vers les actifs les moins risqués (flight-to-quality). A l'inverse, les obligations souveraines peu sûres sont délaissés, ce qui augmente le spread. C'est le cas depuis quelques mois, avec un flight-to-quality vers les obligations allemandes (et dans une moindre mesure française) par rapport aux obligations italiennes ou espagnoles.
Modéliser l'effet précis de chaque composante est un défi complexe. Il existe des dizaines d'études réalisées dans ce but, avec chacune des conclusions différentes selon les hypothèses, les variables prises en compte pour estimer chaque composante, la période d'étude, le choix de l'échantillon, la méthode économétrique...
Il en ressort cependant quelques grandes lignes. (1) Le spread de liquidité est faible par rapport aux deux autres composantes. (2) L'aversion au risque permet d'expliquer pourquoi l'Allemagne emprunte à des taux proche de 0, voire même négatif, pour de courtes maturité. (3) Il semble y avoir eu un changement au niveau du pricing du risque de crédit par les investisseurs après la crise ; une détérioration d'un point du déficit ayant davantage d'impact maintenant qu'une détérioration équivalente il y a 5 ans. Pour les petit geeks de l'économétrie, cela implique potentiellement des effets de seuil ou une relation non-linéaire (quadratique ou "regime-switching") entre certains variables fondamentales et le spread de taux. Tout ce que vient de dire le Captain' se retrouve dans le tableau ci-dessous, extrait d'une étude de l'OCDE.
Conclusion: Vous avez maintenant de quoi facilement remballé toute personne vous annonçant "regardez la France n'a jamais emprunté à des taux si bas, c'est grâce à François Hollande !" ou bien "oh, les taux de l'Espagne augmente, c'est encore la faute aux méchants spéculateurs". Le fait que le niveau de déficit soit une variable significative importante renforce le besoin d'ajustement fiscal des pays en difficultés. Les marchés sanctionnent actuellement lourdement l'Espagne et l'Italie, mais on peut penser qu'en cas de correction de trajectoire des déficits (en % du PIB, donc attention à ne pas casser la croissance bien évidemment), les taux devraient redevenir soutenables naturellement et rapidement.
Vous aurez le droit à pas mal d'autres articles chiants / techniques (rayez la mention inutile) comme celui-ci dans les mois à venir; le Captain' travaillant sur un sujet proche de celui-ci pour sa thèse.