La question de la taxation des plus riches est un débat qui dure depuis des centaines d'années. Faut-il taxer les plus riches afin d'avoir une société plus égalitaire ou plus efficiente ? Quels sont les avantages et les inconvénients d'une hausse de la taxation sur les très hauts revenus ? Ces questions peuvent-être abordées d'un point de vue philosophique / éthique, mais aussi d'un point de vue purement économique. Et c'est cette seconde approche que le Captain' va privilégier, en s'appuyant sur un article de Greg Mankiw paru au début du mois intitulé "Defending the One Percent" (Forthcoming, Journal of Economic Perspectives).
Pas besoin d'être bilingue pour comprendre que Greg Mankiw et son "Defending the One Percent" se situe davantage à droite qu'à gauche de l'échiquier politique. Mais qui est ce Monsieur Mankiw ? [Captain Wikipédia] Gregory Mankiw a un CV plutôt sympatique : université de Princeton puis thèse au MIT, responsable du département économie à Harvard, chercheur au National Bureau of Economic Research, président du Council of Economic Adviser sous le gouvernement Bush et conseiller de Mitt Romney durant la campagne 2012... entre autres. [/Captain Wikipédia].
Pour commencer, reprenons donc l'exemple cité par Greg Mankiw : supposons une économie où, par le biais du hasard, l'offre et la demande de travail entraînent un équilibre de l'économie de tel sorte que tous les habitants aient le même revenu. La richesse et la pauvreté étant des notions relatives et non absolues, il n'y a donc pas de riche ni de pauvre, aucune inégalité et donc aucun débat sur une potentielle redistribution entre les habitants. Il existe tout de même un gouvernement en charge des fonctions régaliennes (défense, justice...) qui se finance via une taxe forfaitaire égale pour tous les habitants.
Un jour, cette utopie égalitaire est perturbée par l'arrivée d'un homme (ou d'une femme) ayant l'idée d'un nouveau produit. Mankiw prend l'exemple d'un Steve Jobs, d'un Spielberg ou d'une J.K Rowlings. Les habitants de cette économie veulent alors tous se procurer le nouveau produit et donc notre entrepreneur s'enrichit. Les transactions entre l'entrepreneur et les acheteurs sont des transactions libres (personne ne vous force à lire Harry Potter) et chaque transaction améliore la situation de chacun des agents. En effet, pourquoi acheter ce produit si cela réduisait votre bien-être, et pourquoi l'entrepreneur vous le vendrait si cela réduisait le sien ? Mais alors, que fait-on avec notre nouveau riche ? Au bûcher ?
Une question importante avec notre nouveau riche est de savoir (1) quelle est la valeur sociale de sa production et (2) si sa richesse est le fait de l'exploitation d'une situation de rente ou d'une faille de la société, ou bien simplement le fait de son talent ou de son travail. Un exemple classique est le milieu de la finance et les rémunérations pouvant apparaître excessive des traders. Tout d'abord, attention à ne pas considérer la finance comme un ensemble homogène ! Il y a un certains sens à récompenser le talent de certains acteurs du monde de la finance qui permettent d'allouer le capital en fonction du risque et qui sont capables de déterminer les projets à soutenir et ceux qui n'en valent pas la peine. Mais par contre, et c'est l'exemple pris par Greg Mankiw, quelle est la valeur pour la société d'un trader à haute-fréquence qui via un algorithme nouveau a permis à sa banque de gagner un centième de seconde lorsqu'une news est publiée ? La valeur pour la banque est énorme, mais la valeur de son travail pour la société est nulle.
Il est normal de récompenser les talents, et vous allez me dire que ce trader a clairement du talent. C'est vrai, mais dans cette situation, l'allocation des talents de notre économie n'est pas en lien direct avec la valeur sociale produite par nos petits génies. Une des pires choses pour l'économie aurait été de voir les grands inventeurs de notre siècle choisir le trading haute-fréquence plutôt que de consacrer leurs talents à la création de produits innovants. Greg Mankiw prend l'exemple de Steve Jobs, en expliquant que le problème n'est pas de savoir si le prochain Steve Jobs sera riche ou extrêmement riche (tant mieux pour lui et bravo !), mais d'être sûr que le prochain Steve Jobs deviendra riche via une activité ayant un intérêt pour la société.
"A well-functioning economy needs the correct allocation of talent. The last thing we need is for the next Steve Jobs to forgo Silicon Valley in order to join the high-frequency traders on Wall Street. That is, we shouldnâ€t be concerned about the next Steve Jobs striking it rich, but we want to make sure he strikes it rich in a socially productive way." - Greg Mankiw
à toi qui m'écoutes, polytechnicien ou docteur en mathématiques, ne penses-tu pas que malgré les centaines de milliers d'euros que tu gagnes chaque année, ton talent et ton génie méritent mieux que d'être enfermés dans une salle toute ta vie à développer un algorithme de trading haute fréquence ayant uniquement pour objectif de battre celui de ton voisin d'un millième de seconde ?
Derrière cette idée de taxation des plus riches, il existe aussi une idée que les inégalités entraînent des inefficiences pour la société. Par exemple, et c'est l'un des arguments du Prix Nobel Joseph Stiglitz dans "The Price of Inequality" (2012), si un enfant né dans une famille pauvre n'est pas capable de poursuivre ses études par manque d'argent alors qu'il en a les capacités et / ou le talent, alors cela aura une répercussion négative sur l'ensemble de la société ; le capital humain de cette société n'étant pas exploité à 100%. Stiglitz montre en effet, et ce n'est pas une surprise, qu'il existe une forte corrélation entre les revenus des enfants et ceux de leurs parents : lorsque les parents sont riches, les enfants ont une probabilité bien supérieure d'être riche à leur tour, et ce grâce à un meilleur accès à l'éducation et un réseau professionnel et familial important.
Mankiw répond à Stiglitz en essayant de montrer que ce n'est pas l'éducation qui entraîne cela, mais la génétique ! Si les parents sont plutôt bêtes et n'ont pas de talent (et donc sont pauvres) alors les enfants seront aussi plutôt stupides et donc pauvres à leur tour... Je caricature un peu, mais c'est assez proche de la réalité (extrait ci-après). Je dois avouer ne pas être convaincu par cette explication génétique et croire davantage au rôle de l'éducation, en ajoutant une nuance sur le fait qu'une bonne éducation ne nécessite pas forcément des moyens financiers élevés et donc que ce n'est pas uniquement via une redistribution de richesse que le problème sera résolu.
"In particular, parents and children share genes, a fact that would lead to intergenerational persistence in income even in a world of equal opportunities. IQ, for example, has been widely studied, and it has a large degree of heritability. Smart parents are more likely to have smart children, and their greater intelligence will be reflected, on average, in higher incomes. Of course, IQ is only one dimension of talent, but it is easy to believe that other dimensions, such as self-control, ability to focus, and interpersonal skills, have a degree of genetic heritability as well." - Greg Mankiw
Revenons en à la taxation de nos riches ! Il est donc très important de distinguer la rente de la création productive. Le comportement de recherche de rente se définit comme le moyen de réaliser un profit (ou revenu) en entreprenant des activités qui sont directement non productives, en ce sens quâ€elles produisent des rémunérations pécuniaires, mais ne produisent pas des biens ou services qui entrent dans une fonction dâ€utilité conventionnelle ou dâ€inputs de tels biens et services (Bhagwati, 1987). En plus d'être improductives, les situations de rente et les cas extrêmes d'accumulation de richesse sans création de valeur pour la société entraînent un comportement de rejet des plus riches et une lutte des classes inefficiente pour la société. Dans un excellent livre daté de 2011, l'économiste français Jean-Marc Daniel explique pourquoi il est important de combattre les rentes et de promouvoir les talents, en réinventant un socialisme n'ont pas basé sur une lutte des classes, mais sur la promotion de l'excellence.
Conclusion : Dans son étude, Greg Mankiw parle deux fois de la France : la première fois pour citer l'étude de Piketty & Saez sur la distribution des revenus, en expliquant que les meilleures données disponibles sur les queues de distributions hautes de revenus proviennent de nos deux chercheurs français (le Captain' vous en avait parlé il y a quelques mois dans "En % du revenu, qui paye le plus d'impôts ? Les classes moyennes!"), puis en parlant de François Hollande, et en expliquant que la taxe confiscatoire à 75% est foncièrement mauvaise, même sans considérer les effets sur la motivation et les incitations... On ne peut pas gagner à tous les coups !