Si jamais vous avez raté cette histoire du "tweet à 11 milliards" de Carl Icahn, voici un rapide rappel des faits. Mardi 13 août, à 20h21 heure française (2.21 pm EST in the US), le milliardaire et investisseur américain Carl Icahn (26ème fortune mondiale) a posté sur Twitter un message expliquant que son fond détenait actuellement une large position dans l'entreprise Apple, et qu'il estimait que l'entreprise était fortement sous-évaluée. Puis, quelques minutes après, très précisément à 2.25 pm EST, Carl Icahn a envoyé un second tweet dans lequel il révélait avoir eu une discussion avec Tim Cook, le patron d'Apple, en exprimant son opinion en faveur d'un programme de rachats d'actions plus important que celui actuellement prévu. En seulement 20 minutes, entre 2.21 pm et 2.41pm, le cours de l'action Apple est passé de 475$ à 487$, soit une hausse de plus de 2,5%, ce qui correspond étant donné la capitalisation d'Apple (900 millions d'actions) à une hausse de la valorisation de l'entreprise d'environ 11 milliards d'euros. Pas mal pour deux tweets !
En dehors de la petite anecdote sympathique, cet évènement permet d'analyser comment une information nouvelle est intégrée dans le prix d'un actif financier, et à quelle vitesse. Selon la théorie semi-forte de l'efficience des marchés qui suppose que le prix d'un actif financier reflète complètement toute l'information publique disponible, si le tweet de Carl Icahn contient en effet une information nouvelle modifiant la valeur actualisée des cash-flows futurs de l'entreprise, alors le cours de l'action doit s'ajuster immédiatement. Mais en quoi la présence de Carl Icahn et la discussion qu'il a eue avec Tim Cook pourraient avoir un impact sur la stratégie d'Apple ? Il faut savoir que Carl Icahn a la réputation, malgré ses 77 ans, d'être "dur sur l'homme", en allant souvent au conflit avec le top management des entreprises dans lesquelles il prend des participations (souvent pourson propre intérêt, et parfois indirectement pour celui des autres actionnaires). En 2008, Icahn a par exemple tenté de faire remplacer l'ensemble du management de Yahoo après le rejet de rachat du groupe par Microsoft ; plus récemment, Icahn s'est opposé au programme de rachats d'actions de Dell en jugeant l'offre trop faible.
Pour terminer la description du personnage, quoi de mieux que cette citation issue de son profil Twitter: "Chairman of Icahn Enterprises L.P.; etc., etc. Some people get rich studying artificial intelligence. Me, I make money studying natural stupidity." Pour traduire "Certaines personnes deviennent riches en étudiant l'intelligence articielle. Moi, je fais de l'argent en étudiant la stupidité naturelle" ! Voilà voilà ...
Bref, revenons-en à notre analyse minute par minute, entre 2.20pm et 2.40pm. Voici donc le premier tweet d'Icahn, celui de 2.21pm.
We currently have a large position in APPLE. We believe the company to be extremely undervalued. Spoke to Tim Cook today. More to come.
†Carl Icahn (@Carl_C_Icahn) August 13, 2013
Si vous n'avez pas accès à Bloomberg, le Captain' vous conseille le site "FreeStockCharts", qui permet de voir l'évolution à haute-fréquence et avec de nombreux indicateur du cours des actions américaines. Voici le graphique de l'évolution du cours de l'action Apple mardi 13 août, avec en dessous les volumes d'échange.
Comme on peut le voir sur le graphique, le volume d'échange avant le tweet d'Icahn était faible (entre 10.000 et 20.000 actions échangées par minute), avec à 2.20 pm un volume d'échange de 21000 actions pour un cours de 475,86$. Et soudain, le marché s'affole ! A 2.21pm, le volume d'échange passe à 830.000 actions échangées, et l'action Apple touche un plus haut à 480$. Le marché continue la minute suivante, dans un volume d'échange très fort. Après 4 minutes de hausse, on peut apercevoir 4 minutes consécutive de légère baisse (les 4 chandeliers rouges), et ce juste au moment du second tweet de Carl Icahn.
Had a nice conversation with Tim Cook today. Discussed my opinion that a larger buyback should be done now. We plan to speak again shortly.
†Carl Icahn (@Carl_C_Icahn) August 13, 2013
Difficile de dire si la baisse de 2.26pm à 2.30pm (le cours de l'action étant passé de 484$ à 480$) est due à une déception de la part des investisseurs suite au second tweet d'Icahn après le teasing "More to come" du premier tweet, ou bien simplement à une prise de bénéfice de la part des investisseurs ayant réalisé une belle plus-value en quelques minutes. Ensuite, le cours de l'action a continué sa folle augmentation, allant atteindre un plus haut autour de 494$ dans la journée (+4% par rapport au cours "pre-tweet").
Que peut-on retenir de cette histoire ? (1) Twitter est devenu une réelle source d'information pour les investisseurs, comme pouvait l'être le Wall Street Journal il y a quelques années. (2) Les marchés intègrent très rapidement l'information nouvelle dans les prix, mais pas "immédiatement" comme pourrait le prévoir la théorie. En effet, si l'intégration était parfaite et immédiate, le tweet se serait traduit par une hausse unique (un "jump") au moment de l'annonce, et davantage de stabilité les minutes suivantes. Attention cependant à ne pas conclure trop rapidement que cette histoire montre que les marchés ne sont pas parfaitement efficients, cela demande bien évidemment une étude beaucoup plus approfondie. (3) Il est possible de manipuler les marchés avec Twitter ou bien les réseaux sociaux. Ce n'est à priori pas le cas ici (information réelle et non pas fausse info), mais la réaction du marché aurait été la même si Icahn avait menti et révéler de la fausse information simplement pour faire monter le cours de l'action et revendre à un meilleur prix (bon Icahn aurait fini en prison car ce n'est pas super discret comme technique et totalement interdit, mais à plus petite échelle c'est faisable...).
Le dernier point me fait penser à la condamnation d'un jeune trader de 15 ans à une amende de 285.000 dollars pour manipulation de marché au début des années 2000. Le jeune Jonathan Lebed utilisait une technique toute simple ; il achetait des actions d'entreprises peu connues, puis postait des messages un peu partout sur internet sous divers pseudos en expliquant que les entreprises dans lesquelles il avait investi était totalement sous-évaluées et qu'il fallait absolument investir dedans (source : Security Exchange Commission). Il soldait alors ses positions le soir même en profitant d'investisseurs "stupides" (pour reprendre le qualificatif d'Icahn) ayant investi dans une entreprise uniquement après avoir vu un message sur un forum de Yahoo! Finance.
"On eleven separate occasions between August 23, 1999 and February 4, 2000, Lebed engaged in a scheme on the Internet in which he purchased large blocks of thinly traded microcap stocks and, within hours of making such purchases, sent numerous false and/or misleading messages, or "spam," over the Internet touting the stocks he had just purchased. Lebed then sold all of these shares, usually within 24 hours, profiting from the increased price his messages had caused. During the course of the scheme, Lebed realized a total net profit of $272,826."
Conclusion : Internet et les réseaux sociaux peuvent permettre de publier une information nouvelle à l'ensemble des acteurs du marché sans discrimination, en participant ainsi à améliorer la transparence et l'efficience des marchés. Mais derrière cette vision idyllique de l'internet, se cachent aussi de nombreuses dérives possibles via toutes les nouvelles possibilités de manipulation de marché par l'information. Souvenons-nous par exemple du flash crash du 23 avril 2013 ayant entraîné une baisse de 130 points du Dow Jones en seulement quelques minutes, après le hack du compte twitter de l'Associated Press annonçant un attentat sur Obama (puis un retour à la normale après que l'info ait été démentie, voir les deux images ci-après). Les régulateurs (SEC, AMF) sont en charge de surveiller ce type de manipulation et les fraudes liées à l'utilisation illicite de l'information (délit d'initié) ; mais pour une fraude révélée au grand public, combien passent entre les mailles du filet (100 fois plus? 1000 fois plus ?) ? De plus, les sanctions financières sont souvent très légères (et peu de sanctions pénales). Lorsqu'un fraudeur est condamné, pour délit d'initié ou manipulation de marché, la sanction est en général égale au double du montant du profit réalisé au maximum ! Il suffit qu'une fraude sur deux passe, et l'espérance de gain est positive. Pas de quoi dissuader réellement les fraudeurs !