Selon la théorie de l'efficience des marchés financiers, aucune stratégie d'investissement ne peut permettre de dégager, pour un niveau de risque donné, un profit anormal sur une longue période. Pour le dire autrement, il est impossible de battre le marché, c'est à dire d'obtenir un meilleur rendement qu'un indice (CAC40, S&P500, Dow Jones...) pour un même niveau de risque sur une longue période de temps. Pourtant, l'investisseur Warren Buffet a tendance à battre le marché depuis maintenant près de 50 ans ! Alors Warren Buffet est-il talentueux ou simplement chanceux ? Le CEO de Berkshire Hathaway remet-il en cause à lui seul la théorie de l'efficience des marchés ?
Oui oui, l'homme que vous voyez sur l'image à gauche, avec son ukulélé et un pull "assez douteux", est bien le troisième homme le plus riche du monde, qui souhaite en chanson un "Happy Lunar New Year" à la télévision chinoise. On est tout de même loin de l'image de l'image du "greedy trader" Gordon Gekko dans Wall Street. Parti de rien à la fin des années 1940, Warren Buffet sert d'argument à de nombreuses personnes remettant en cause la théorie de l'efficience des marchés (théorie à la base d'une belle partie de l'analyse financière actuelle) car il démontre à lui seul qu'il est possible de battre le marché sur une longue période. Mais cela contredit il nécessairement la théorie de l'efficience ?
Tout d'abord, il faut se rappeler qu'il existe trois types d'efficience: (1) l'efficience faible selon laquelle lâ€information contenue dans les prix de marché passés est complètement reï¬Ã©tée par les prix présents, (2) l'efficience semi-forte selon laquelle toutes les informations publiques sont complètement prises en compte par les prix et (3) l'efficience forte selon laquelle toutes les informations disponibles, publiques et privées, sont prises en compte par les prix.
Pour arriver à battre le marché, Warren Buffet ne se base pas l'analyse technique, c'est à dire qu'il n'utilise pas les variations passées pour prendre ses décisions d'investissements. Il explique cela, ainsi que de nombreux points sur lesquels le Captain' reviendra, dans un speech devenu culte "The Superinvestors of Graham-and-Doddsville" (1984). Warren Buffet ne remet donc pas en cause l'hypothèse d'efficience faible du marché, au contraire même.
"I always find it extraordinary that so many studies are made of price and volume behaviour, the stuff of chartists. Can you imagine buying an entire business simply because the price of the business had been marked up substantially last week and the week before? Of course, the reason a lot of studies are made of these price and volume variables is that now, in the age of computers, there are almost endless data available about them. It isnâ€t necessarily because such studies have any utility; itâ€s simply that the data are there and academicians have worked hard to learn the mathematical skills needed to manipulate them. Once these skills are acquired, it seems sinful not to use them, even if the usage has no utility or negative utility. As a friend said, to a man with a hammer, everything looks like a nail."
Il nous reste donc deux possibilités pour que la théorie de l'efficience semi-forte et forte ne soit pas invalidée par les résultats de Buffet: (1) Warren Buffet est simplement chanceux et c'est une histoire de probabilité ou (2) Buffet n'est pas un investisseur comme les autres, il est davantage un businessman qui prend le contrôle d'entreprises et qui peut donc avoir un impact direct ou indirect sur le management et les profits de ces entreprises.
En ce qui concerne le premier point, Buffet en parle très bien dans son speech à Columbia en 1984. Supposons donc un concours national de "pile ou face", où 225 millions d'américains mise 1 dollar pour participer. Chaque matin en se réveillant, chaque américain doit jouer à pile ou face. S'il gagne il double sa mise et rejoue le lendemain l'ensemble de ses gains. A la fin du 1er jour, il y a donc environ 112,5 millions d'américains qui ont perdu, et 112,5 millions d'américains qui ont gagné et qui ont donc un portefeuille de 2 dollars chacun. A la fin du deuxième jour, il reste environ 56 millions d'américains avec chacun 4 euros en poche. Après seulement 20 jours, il ne reste plus que 215 personnes ayant gagné 20 fois à la suite à pile ou face. Ces 215 personnes deviennent les élites de la nation, avec 1 million de dollars en poche chacun. Mais en réalité, ces 215 investisseurs ne sont absolument pas des génies ! Ils ont simplement eu de la chance. C'est une simple question de probabilité ; il y a en effet 1 chance sur 1048576 (2 puissance 20) de gagner 20 fois de suite à pile ou face.
"By then, this group will really lose their heads. They will probably write books on "How I turned a Dollar into a Million in Twenty Days Working Thirty Seconds a Morning." Worse yet, they'll probably start jetting around the country attending seminars on efficient coin-flipping and tackling skeptical professors with, " If it can't be done, why are there 215 of us?" By then some business school professor will probably be rude enough to bring up the fact that if 225 million orangutans had engaged in a similar exercise, the results would be much the same - 215 egotistical orangutans with 20 straight winning flips."
Mais comme vous vous en doutez, si Buffet commence à partir sur le domaine des probabilités, c'est qu'il a la parade pour contrer ceux qui pensent que sa réussite est due à la chance. Mais Captain' "c'est totalement impossible qu'un homme gagne sur 50 ans uniquement avec de la chance" ! Si, c'est totalement possible, et c'est même entièrement en accord avec les probabilités ! Pour Warren Buffet, ce qui montre cela n'est pas due à la chance n'est pas SA propre réussite, mais le fait que de nombreux investisseurs ayant suivi la même stratégie que lui (= investir dans des entreprises sous-évaluées, à long terme, et dans des secteurs à fort potentiel de croissance) aient aussi réussi à battre le marché. Il prend l'exemple de la science, en expliquant que lorsque l'on essaye de comprendre les causes d'un cancer rare touchant 1500 personnes par an, si on se rend compte que 400 cas proviennent d'un petit village isolé du Montana, alors la probabilité que ce phénomène soit due à de la chance pure est quasi-nul. C'est idem pour les investisseurs ! Selon Buffet, les vainqueurs partagent une même caractéristique pré-identifiée : celle d'avoir suivi la stratégie d'investissement de Benjamin Graham et David Dodd. La chance n'aurait donc rien à voir dans cette histoire ! L'hypothèse semi-forte et forte de l'efficience n'est donc pas valide selon Warren Buffet !
Dans une interview récente du 5 juin 2012, la question de la remise en cause de l'efficience des marchés par les performances de Buffet est posée à Eugene Fama, le père de la théorie de l'efficience en 1970 ! Les vidéos de ces interviews sont visibles sur le site AdvisorPerspectives. Bon d'accord Fama, qui est le créateur de la théorie de l'efficience et qui est cité parmi les favoris pour le Prix Nobel chaque année, ne va pas dire "ah oui bien vu, en fait ma théorie est nulle, je vais arrêter l'économie pour me mettre au fléchettes"... Mais sa réponse est très intéressante.
Interviewer: You are associated with a lot of research that suggests that markets are efficient over time and that it is very difficult †perhaps impossible †for a manager to outperform consistently over a long period of time. The most common counterargument to that is Warren Buffett and his remarkable success since the early 1960s, a 50-year period. Does that contradict your notion that it is impossible for active managers to outperform?
Eugene Fama: He is a businessperson. He is not an investor per se. He buys whole businesses, and I would imagine helps to run them. But I would like to do the same sort of test that we did on mutual funds. If I take the whole cross-section of entrepreneurs, will the distribution look much different than I would expect by chance? That is a much more difficult thing to do for a cross-section of businesses than it is for a cross-section of mutual funds, because you have good data on mutual funds and you have very limited data on the many thousands of businesses that are out there. But, because there have been so many thousands of businesses, you expect that the winners on a chance basis will look incredibly good. Now, I don't know if Warren Buffett is lucky or just skilled, but I would like to do the test. And I can't do the test just on him. I have to do the test on everybody to figure out whether he is unusual or not.
Pour Fama, le fait que Warren Buffet soit un businessman plutôt qu'un investisseur peut expliquer ses performances. En effet, lorsque Warren Buffet investit dans une entreprise, il le fait le plus souvent à long terme et en prenant en partie le contrôle de l'entreprise. Le fait pour une entreprise d'avoir Warren Buffet en tant qu'actionnaire a tendance à renforcer sa crédibilité, à allonger son horizon de réflexion (moins besoin de profits sur le long terme) et à améliorer son management en bénéficiant de l'expertise de Buffet ou de son réseau.
Mais même étant donné cela, Fama met en avant le besoin de réaliser une étude statistique détaillée sur tous les investisseurs depuis 1950 pour voir si Warren Buffet est "exceptionnel ou non". Ce type d'étude est cependant quasi-impossible à réaliser, étant donné le manque de données complètes et non-biaisées sur ce sujet. Un exemple de biais dont Fama parle au début de l'interview est le "biais du survivant". Par exemple, si vous regardez actuellement l'ensemble des investisseurs en activité, vous allez sûrement conclure qu'il est possible de battre le marché (car en moyenne, les investisseurs en activité ont battu le marché). Mais cette conclusion sera inexacte! En effet, en interrogeant les investisseurs en activité, vous ne sonder alors que ceux ayant réussi et n'ayant pas fait faillite entre 1960 et aujourd'hui. Pour que votre étude soit correcte, il faut avoir un historique de tous les investisseurs, gagnants comme perdants. Et bizarrement, les centaines de milliers de petits perdants sont plus difficiles à retrouver que les quelques super-vainqueurs qui font la une des médias...
Conclusion: La crise financière a ramené au premier plan le débat sur la validité de l'hypothèse d'efficience des marchés. En effet, si l'ensemble de l'information publique et privée (hypothèse forte de l'efficience) est instantanément incorporé dans les prix, comment expliquer les périodes de formations de bulles irrationnelles et de krach ? Les recherches actuelles sur ce sujet passionnant permettront peut-être un jour de confirmer, d'infirmer ou de modérer l'hypothèse d'efficience des marchés financiers (modérer par exemple en validant l'hypothèse mais pas 100% du temps et dans 100% des cas, seulement sous une certaine forme, seulement sur certains marchés, sous telles hypothèses...). Affaire à suivre !