Selon la théorie de l'avantage comparatif de Ricardo, il existe un seul facteur de production : le travail. L'avantage comparatif dépend donc uniquement de la productivité relative. Chaque pays se spécialise alors dans le bien pour lequel il est le "meilleur ou le moins mauvais" comparativement à l'autre, en fonction du temps nécessaire à la production de ce bien. Mais comme vous vous en doutez bien, dans la réalité, il ne faut pas uniquement du "temps de travail" pour produire un bien. C'est ce qu'a dû se dire l'économiste suédois Bertil Ohlin, en publiant en 1933 dans "Interregional and International Trade" un modèle basé non plus sur un seul facteur de production, mais sur deux (le travail ET le capital). Et il faut croire que c'était une plutôt bonne idée, car cela lui a permis de recevoir le Prix Nobel d'Economie en 1977, 160 ans exactement après la démonstration de David Ricardo. La copaternité du modèle étant attribuée à son directeur de thèse Eli Heckscher, le modèle Heckscher-Ohlin était né.
L'idée de ce modèle est assez simple. Chaque pays ne se spécialise plus uniquement en fonction de sa productivité relative, mais en fonction de l'abondance relative de ses facteurs de production. Par "facteurs de production", on entend par exemple les ressources naturelles, le capital physique (machines, matériels de production), les terres cultivables, la qualification des travailleurs... Un pays ayant une abondance relative de travailleurs peu qualifiés se spécialisera dans la production de biens "basiques", et un pays ayant une abondance relative de pétrole se spécialisera dans ... la production de pétrole (tiens donc, comme c'est bizarre).
L'échange international est donc un échange de facteurs abondants contre des facteurs rares ; un pays exporte les biens dont la production réclame une grande quantité du facteur quâ€il possède en abondance et importe ceux réclamant une abondance du facteur qu'il ne possède pas.
Quelques années plus tard, Stolper et Samuelson ont démontré que la rémunération du facteur rare est plus faible en libre-échange qu'en autarcie, ce qui permet d'ailleurs d'expliquer les inégalités de salaires grandissantes dans les pays développés et, en théorie, la convergence internationale des rémunérations des facteurs. Supposons donc un modèle avec deux biens (des vêtements bas de gamme et des avions), deux pays (la France et la Chine) et deux facteurs de production (le travail qualifié et le travail peu qualifié). En autarcie, c'est à dire sans échange, chaque pays doit donc produire les deux biens en interne. Il y a donc du travail à la fois pour les travailleurs peu qualifiés et pour les travailleurs qualifiés. Selon la théorie d'Heckscher-Ohlin, si on ouvre les frontières, chaque pays va alors devoir se spécialiser dans la production du bien nécessitant le facteur relativement abondant. Comme il faut principalement des travailleurs qualifiés pour concevoir des avions, la France va alors se spécialiser dans la production de ce bien. Idem pour la Chine ; l'abondance de travailleurs peu qualifiés entraîne logiquement une spécialisation vers la production de vêtements bas de gamme.
Attention à bien noté ici que l'on parle d'abondance relative. Si par exemple dans un pays A il y a 60% de travailleurs peu qualifiés et 40% de travailleurs qualifiés, alors que dans le pays B il y a 80% de travailleurs peu qualifiés et 20% de travailleurs qualifiés, alors le pays A a bien une abondance relative en travailleurs qualifiés. En effet, malgré le fait qu'il y ait davantage de travailleurs peu qualifiés que de travailleurs qualifiés même dans le pays A, il y a abondance relative dans ce pays par rapport à B (si vous voulez, c'est "moins pire" en A qu'en B). Le pays A va donc se spécialiser dans le bien nécessitant le plus abondamment cette ressource.
Dans notre exemple précédent, la France se spécialise dans le secteur aéronautique, et cela entraîne donc une hausse de la demande des entreprises en travailleurs qualifiés, mais aussi une baisse de la demande en travailleurs peu qualifiés. En effet, on ne fabrique plus que des avions sur le sol français, donc plus vraiment besoin d'embaucher des travailleurs peu qualifiés. Ceci entraîne mécaniquement une hausse du salaire des travailleurs qualifiés et une baisse pour les moins qualifiés. Donc étant donné la rigidité à la baisse des salaires en France (impossible de descendre en dessous du SMIC), cette situation à tendance à augmenter les inégalités et à créer du chômage.
Mais comment peut-on appliquer ce modèle à la réalité ? Dans un document de travail intitulé "Intégration économique, fixité des changes et rigidité salariale", un modèle de ce type est utilisé, en prenant en compte trois facteurs (capital physique, travail qualifié et travail peu qualifié), deux pays (Allemagne et Espagne) et deux biens (un bien simple et un bien complexe). Comme vous vous en doutez, le pays disposant d'une abondance relative en capital physique ET travail qualifié se spécialisera dans le bien complexe (= l'Allemagne), et le pays ayant une abondance (relativement à l'autre) en travail peu qualifié fabriquera le bien simple (= l'Espagne).
"Quand on examine la situation à lâ€intérieur de lâ€industrie (graphiques 3a/3b/4a/4b) on voit que lâ€Allemagne sâ€est spécialisée dans les biens dâ€Ã©quipement, le matériel de transport et à un moindre degré dans les biens intermédiaires ; lâ€Espagne dans lâ€Ã©nergie, lâ€agro-alimentaire et à un moindre degré dans les biens de consommation. Cette spécialisation correspond bien aux dotations en facteurs de production des deux pays." (source : Natixis).
Mais en suivant le théorème de Stolper-Samuelson, qui indique que la rémunération du facteur rare est plus faible en libre-échange qu'en autarcie, cette spécialisation implique donc en théorie (1) une baisse du salaire des peu qualifiés en Allemagne et (2) une baisse du salaire des travailleurs qualifiés en Espagne. Si cela n'est pas le cas, par exemple en présence de rigidité salariale et de taux de change fixe (ce qui est le cas par définition entre membre de la zone euro), l'avantage de l'intégration économique peut-être effacé par une hausse du chômage et une baisse de la production.
Si l'on regarde le taux de chômage pré-crise en Espagne et en Allemagne, on pouvait déja s'aperçevoir que le taux de chômage relatif des qualifiés était bien supérieur en Espagne qu'en Allemagne. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, en 2008, le taux de chômage des personnes peu qualifiés (éducation primaire) était en effet inférieur en Espagne (13,2%) qu'en Allemagne (16,5%). Par contre à l'inverse, le taux de chômage des qualifiés (éducation supérieure) était bien plus élévé en Espagne (5,8%) qu'en Allemagne (3,3%).
Selon un rapport de l'OCDE "Bon pour le poste : surqualifié ou insuffisamment compétent ?" de 2011 (mais statistiques de 2005), environ 33% des employés espagnols sont surqualifiés par rapport au poste occupé, contre seulement 18% en Allemagne. Ceci explique en partie la génération des "mileuristas" en Espagne, cette génération de jeunes espagnols, souvent diplômés, ayant un salaire mensuel net inférieur à 1000 euros. Au passage, selon le dernier chiffre de l'INE (l'équivalent espagnol de l'INSEE) du 21 novembre 2012, un salarié espagnol sur trois gagne moins de mille euros net par mois. Ouch !
Conclusion: La théorie d'Heckscher-Ohlin-Samuelson permet d'apporter un éclairage intéressant aux théories sur le commerce international, en se basant sur l'abondance relative des facteurs de production et en étudiant les variations de rémunérations des facteurs. Selon cette théorie, la France, étant donné ses facteurs de production, devrait avoir une spécialisation proche de celle de l'Allemagne. Ceci est mis en avant dans l'étude "Avantages comparatifs, dotations en facteurs de production et désindustrialisation : le cas inexpliqué de la France", dont la conclusion est quelque peu violente, mais pourtant assez vraie "Les avantages comparatifs et les dotations factorielles expliquent bien que lâ€Allemagne est spécialisée dans lâ€industrie, que lâ€Espagne, lâ€Italie, la Grèce, le Portugal sont désindustrialisées. Ils nâ€expliquent pas du tout la désindustrialisation de la France, qui est donc due à dâ€autres causes : mauvaises politiques, mauvaises institutions.". Voilà , voilà , on rentre à la maison !