Ah les combats de sumo ! Un sport ancestral, vieux de 2000 ans, où l'honneur des combattants et le respect des traditions sont placés au centre du tatami. Un bien bel exemple d'un sport "100% clean" pour nos amis cyclistes ? Pas si sûr ! En analysant près de 32.000 combats de sumotori entre janvier 1989 et janvier 2000, et à l'aide d'un peu d'économétrie basique, Mark Duggan & Steven Levitt (auteur de Freakonomics), deux économistes américains, ont montré que les résultats de nombreux matchs étaient trop louches pour être le fruit du hasard (source : "Winning Isn't Everything: Corruption in Sumo Wrestling"). Et oui, un économiste peut aussi servir à détecter des irrégularités pour aider à diminuer la corruption et la triche dans divers domaines. Le milieu du sumo n'est qu'un exemple "ludique" pour illustrer la méthodologie et les tests économétriques permettant d'identifier des anomalies statistiques ; cette méthode pouvant être utilisée pour identifier la corruption et la triche dans d'autres domaines (marchés financiers, accords illégaux entre entreprises, corruption avec les pouvoirs politiques...)
Mais comment peut-on identifier les tricheurs grâce à une analyse économétrique ? C'est en fait assez simple ! Dans un premier temps, il convient d'identifier des situations où les incitations à tricher sont assez fortes (car peu de risque d'être choppé et/ou fort gain si cela passe). Dans notre histoire de sumo, cette incitation à tricher est due à la récompense non-linéaire en fonction du nombre de victoires dans un tournoi. C'est parti pour la "minute culture sumo", pour mieux comprendre ce sport méconnu. Un tournoi se déroule sur 15 jours, et chaque lutteur de sumo combat une fois par jour, pour un total de 15 combats par tournoi. En fonction de son nombre de victoire, son classement est mis à jour à la fin du tournoi. Tout cela paraît assez simple, et pour le moment on ne voit pas vraiment apparaître notre "incitation à tricher".
Mais en regardant le changement de rang associé à chaque nombre de victoire, on voit apparaître un écart important entre les combattants terminant à 7 victoires (et donc 8 défaites), qui perdent environ 3 rangs, et les combattants à 8 victoires (et donc 7 défaites) qui gagnent environ 8 rangs. En dehors de ce match ultra-important et de faire passer un lutteur du côté "positif", les changements de rangs sont quasi-linéaires (chaque victoire supplémentaire améliorant le classement du lutteur d'environ 3 rangs). Et voici donc notre "incitation à tricher" qui apparaît ! En effet, supposons que vous soyez à 9 victoires et 5 défaites, et que pour votre dernier match, vous deviez combattre contre un de vos amis sumo qui lui est à 7 victoires et 7 défaites. Vous aurez alors tendance à le laisser gagner, contre une somme d'argent relativement faible ou bien en espérant qu'il vous laisse gagner dans une situation inverse la prochaine fois (votre perte étant de 3 rangs, et son gain étant de 8 rangs).
Pour tester cela, les auteurs ont regardé (1) le pourcentage de victoire des lutteurs étant à 7 victoires et 7 défaites le dernier jour de compétition et (2) le pourcentage de victoire des lutteurs ayant déjà atteint les 8 victoires et luttant contre un adversaire étant à 7 victoires. Selon les calculs des auteurs, les lutteurs étant "à la bulle" le dernier jour, c'est à dire à 7 victoires et 7 défaites, gagnent en moyenne 25% plus souvent que les autres lutteurs. Mais avant d'accuser de corruption les gentils sumotoris, il est important tester si ce pourcentage de victoire bien supérieur à la moyenne pour les lutteurs "à la bulle" n'est pas dû à un excès de motivation lors des matchs décisifs. En effet, il faut savoir qu'il y a tout de même pas mal d'argent en jeu ; une victoire "à la bulle" pouvant rapporter entre 10.000 et 20.000$ au lutteur (et oui, ça paye bien d'être sumo, les meilleurs gagnant plusieurs centaines de milliers de dollars par an).
Mais alors, comment peut-on séparer l'effet motivation de l'effet triche / corruption / petits arrangements entre sumo ? Pour cela, il faut donc s'intéresser de plus prêt à ces combats "à la bulle", afin de voir si l'ajout de certaines variables peuvent renforcer les soupçons de corruption. Les variables ajoutées dans le modèle sont (1) la présence de média et la diffusion télévisée du combat, en supposant donc que ce soit plus difficile de tricher lorsque le combat est diffusé et que de nombreux spectateurs vous regarde, (2) le fait que l'adversaire du lutteur à la bulle soit en route pour une victoire globale dans le tournoi (15 victoires), et donc ne laisse pas gagner son adversaire, et (3) le pourcentage de victoire dans les confrontations "à la bulle" en fonction des écoles de provenance des combattants (équivalent d'un club de sumo), en supposant qu'il existe des accords illégaux entre certaines écoles pour laisser gagner les combattants "à la bulle".
Et les résultats sont assez explicites ! La présence de médias réduit la probabilité de victoire du lutteur à la bulle, tout comme le fait que son adversaire soit en route pour le titre (coefficients négatifs en jaune ci-dessous), tandis que le pourcentage de victoire "à la bulle" dépend clairement de l'école de formation du combattant. On peut toujours supposer que certaines écoles forment les sumos mentalement pour qu'ils soient imbattables lors des matchs importants, ce qui pourrait expliquer en partie les résultats... Mais tout cela nous amène tout de même à fortement soupçonner l'existence d'accords illégaux entre clubs permettant de laisser gagner le combattant à la bulle en cas de confrontation non-médiatisée.
"Some wrestling stables (known as heya) appear to have worked out reciprocity agreements with other stables such that wrestlers from either stable do exceptionally well on the bubble against one another" - Duggan & Levitt
Mais alors, pourquoi cela ne fait pas scandale ? En 1996, deux anciens combattants avaient dénoncé la corruption dans le milieu... puis sont morts quelques semaines plus tard, à quelques heures d'intervalle dans le même hôpital. Bon, c'est peut être une histoire de probabilité (très faible mais existante), mais cela continue à éveiller les soupçons ! En 2000, deux autres anciens sumos ont révélé une liste contenant le nom de 29 sumotoris corrompus et de 14 sumotoris "propres" refusant de truquer les matchs. Une aubaine pour nos chercheurs, qui ont utilisé cela afin de voir si les relations mises en avant précédemment étaient valables pour tous les sumotoris ou uniquement pour les "corrompus" de la liste. Un peu d'économétrie, et il est possible de calculer, avec des variables de contrôle, le pourcentage "anormal" de victoire selon le type de combattant (corrompu / "clean" / pas dans la liste).
Et idem, résultats flagrants ! L'anomalie disparait lorsqu'un lutteur "propre" combat (coefficient proche de 0), tandis que lors des confrontations entre corrompus ou bien entre corrompus et "non-définis", le pourcentage de victoire des combattants à la bulle est positif et élevé (autour de 0,26). Ceci amène d'ailleurs à penser qu'une grande partie des lutteurs qui n'étaient pas défini dans la liste comme corrompu ni comme propre soient davantage proche des lutteurs corrompus que des lutteurs "clean". Sur un total de 64273 observations, ces résultats ne peuvent pas être le fruit du hasard !
"In this paper, we demonstrate that the combination of a clear understanding of the incentives facing participants combined with creative uses of data can reveal overwhelming statistical evidence of corruption. Details of the corrupt practices, the data sources, and the telltale patterns in the data will all vary from one application to the next."
Conclusion : L'analyse statistique et économétrique d'un évènement (ici combats de sumo "à la bulle") peut permettre de révéler des situations de corruption ou de triche quasi-indécelable sans cela ! Si la corruption est présente au Japon (pays peu corrompu) dans un sport réputé comme propre, il y a sûrement de quoi s'amuser avec des études de ce type dans des pays corrompus et des milieux plus douteux. Des économistes ont travaillé sur ces sujets, et le Captain' vous présentera les résultats de deux études la semaine prochaine, l'une sur la détection de corruption politique en Indonésie lors du règne de Suharto et l'autre sur le trafic illégal d'armes dans les pays sous embargo via l'étude du cours boursier des fabriquants d'armes.