Dans un speech de janvier 2012, l'économiste et chercheur américain Alan Krueger a introduit une nouvelle notion économique : "La courbe de Gatsby le Magnifique" ("The Great Gatsby curve"). Basée sur la recherche de Miles Corak (source : "Inequality from generation to generation: the United States in Comparison"), cette courbe montre la corrélation positive entre les inégalités dans un pays et l'élasticité intergénérationnelle des revenus. Alors "inégalités" cela vous parle sûrement (on verra tout de même comment on mesure les inégalités), mais il est fort probable que "l'élasticité intergénérationnelle des revenus" soit une notion beaucoup plus obscure pour vous. Définissons tout d'abord ces deux notions, avant de s'intéresser à notre courbe de Gatsby le Magnifique.
Un indicateur classique pour mesurer les inégalités est l'indice de Gini. L'indice de Gini est égal à 0 lorsque tous les habitants ont le même revenu, et égal à 1 lorsqu'un seul habitant du pays s'accapare l'ensemble des revenus. Pour calculer la valeur de cet indice, il suffit d'avoir la répartition des revenus de l'ensemble des habitants, de trier cela en ordre croissant, puis de tracer la courbe de Lorenz avec en abscisse la part cumulée de la population et en ordonnée la part cumulée des revenus. Si la répartition est parfaitement égalitaire, alors la courbe de Lorenz sera une droite à 45 degrés ; cela signifie que les 10% les plus pauvres du pays gagnent 10% du revenu total, que les 40% les plus riches pauvres gagnent 40% du revenu total... En dehors de ce cas extrême, l'indice de Gini est égal à "1 moins 2 fois l'intégrale de la courbe de Lorenz".
Sur le graphique ci-dessus, le coefficient de Gini est égal à deux fois l'aire A (aire entre la droite à 45 degrés et la courbe de Lorenz). On voit d'ailleurs facilement que si la courbe de Lorenz tend vers la droite d'égalité parfaite, alors l'aire A tend vers 0 et donc le coefficient de Gini aussi. A l'inverse, plus la courbe de Lorenz se déforme de façon convexe, plus l'aire A augmente et donc plus le coefficient de Gini augmente, tendant vers 1 (l'aire A atteignant (1*1)/2 = 0,5 si la courbe de Lorenz est verticale jusqu'au dernier point, avec donc un indice de Gini égal à 1).
Passons maintenant à notre "élasticité intergénérationnelle des revenus". Si vous avez suivi un cours basique de micro-économie, vous vous souvenez peut-être que l'élasticité prix d'un produit représente la variation en % de la quantité vendue suite à une augmentation de 1% du prix. L'élasticité intergénérationnelle des revenus permet quant à elle d'estimer la variation en % du revenu d'un enfant lorsque les revenus des parents augmentent de 1%. Pour prendre l'exemple de Miles Corak, supposons que dans un pays, l'élasticité intergénérationnelle soit égale à 0,6, et que les revenus d'une famille A soit le double des revenus de la famille B, alors, en moyenne, les enfants de la famille A auront des revenus 60% supérieurs (le double de revenu = 100%, que l'on multiplie par 0,6) aux enfants de la famille B.
Une parfaite mobilité sociale (= aucune influence de la situation familiale sur le revenu des enfants) implique donc une élasticité égale à 0. Plus l'élasticité est grande, plus la mobilité sociale est faible. Afin de pouvoir réaliser une comparaison internationale, ce n'est pas la relation "famille-enfant" qui est étudiée, mais uniquement l'élasticité intergénérationnelle "père-fils" (disponibilité des données et sûrement pour éviter des biais dans les pays où les femmes travaillent peu).
L'hétérogénéité de mobilité sociale entre les pays peut être le fait de différences au niveau (1) de la place de la famille et de l'éducation (2) de l'accessibilité au marché du travail et (3) du rôle de l'Etat. Sans rentrer dans le détail des forces pouvant expliquer les différences d'élasticité intergénérationnelle des revenus entre les pays, le graphique ci-après montre la valeur de cette élasticité pour une vingtaine de pays. Comme on pouvait s'y attendre, les pays émergents ont une élasticité très forte ; si vous êtes nés dans une favela au Brésil ou dans une campagne chinoise, la mobilité sociale attendra encore quelques générations... A l'inverse, et comme souvent pour les indicateurs sur les inégalités ou le développement humain, les pays du Nord de l'Europe arrivent en tête ; le revenu des parents n'ayant un impact positif que très réduit sur celui des enfants. La France se situe quant à elle dans la moitié haute des pays développés.
Et maintenant, comme vous pouvez vous en doutez, nous allons relier l'élasticité intergénérationnelle des revenus (en ordonnée) au coefficient de Gini (en abscisse). La droite de régression linéaire (si vous voulez la droite qui minimise l'écart au carré avec les points représentant chaque pays) montre qu'il existe une corrélation positive assez nette entre les inégalités à un instant t calculées par le coefficient de Gini et l'élasticité intergénérationnelle des revenus qui permet d'évaluer la mobilité sociale.
Comme le précise l'auteur, cette courbe donne simplement une image globale de la situation ; la causalité entre mobilité sociale et inégalités n'étant pas étudié en détail et les raisons de cette relation pouvant être différentes selon les pays. Cependant, en comparant la situation aux Ãtats-Unis de celle au Canada, Miles Corak met en avant l'importance de l'éducation dans les premières années de vie de l'enfant et le temps consacré par les parents à l'éducation de l'enfant (durée du congé maternité, pourcentage de familles divorcées, durée de travail des parents et disponibilité le soir...) en montrant que cela permet d'améliorer la mobilité sociale, et en mettant l'accent sur le fait qu'il ne faut pas uniquement considérer les ressources monétaires, mais aussi justement ces ressources non-monétaires.
"All of this implies that not just monetary resources, but also non-monetary resourcesâ€particularly those associated with the time parents spend with their childrenâ€are likely to be less enriching for the children of the disadvantaged in the United States. [...] The underlying causes relate to the process of child development and the role of socio-economic inequalities influencing it, but these forces may differ in their significance across these countries: in some early childhood development may be the decisive factor, while in others it may be limited access to quality tertiary education due to early tracking of students during the primary years, and others still it may be due to labor markets in which access to good jobs is determined by family contacts, discrimination, or outright nepotism". - Miles Corak
Conclusion : Dans un article publié la semaine dernière sur son blog du New York Times, le prix Nobel d'économie Paul Krugman utilise justement cette courbe de Gatsby pour parler de l'évolution des inégalités aux Etats-Unis (source : "Greg Mankiw and the Gatsby Curve"). Les inégalités, comme le pense (et le répète) un autre prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, entraînent un gâchis de talent et une perte en capital humain, en ne permettant pas aux enfants défavorisés d'exploiter leur talent à 100% (source : "Inequality Is Holding Back the Recovery"). Attention tout de même à ne pas oublier que les inégalités de revenus ont explosé aux Ãtats-Unis depuis le début des années 1980 et l'élection de Ronald Reagan, tandis qu'en France, malgré les idées reçues, ce n'est pas le cas (voir graphiques ci-après).
Evolution des inégalités de revenus aux USA (source : NY Times, Piketty & Saez)
Evolution des inégalités de revenus en France (source : Piketty "Income Inequality in France, 1901â€1998")