Selon le Financial Times du 18 décembre, un hedge funds new-yorkais (= un fonds d'investissement) aurait gagné 500 millions d'euros en spéculant sur la dette grecque. Etant donné la situation actuelle en Grèce (chômage autour de 25%) et les efforts demandés chaque jour au grec en contrepartie des aides de la troïka, c'est le genre de news qui peut un peu plomber l'ambiance... Ambiance scandale ? Danse de vandale ? Et bien non, c'est simplement le "jeu normal des marchés".
"Oh mais Captain', tu es un grand malade ne pas être sage et de défendre les spéculateurs à quelques jours de Noël. Le Père Noël va clairement boycotter ta cheminée..." ! Avant toute chose, il convient de bien comprendre le fonctionnement des marchés financiers et le rôle des spéculateurs sur ce marché. Un marché financier permet la rencontre entre des agents ayant des besoins de financement (entreprises, Etats...) et des agents ayant un excédent de financement (investisseurs institutionnels, hedge funds...). Etant donné que le profil des agents ayant un besoin de financement est plus ou moins risqué, il faut qu'en face, au niveau des investisseurs, l'aversion au risque ne soit pas la même.
Les investisseurs institutionnels sont "averses au risque", ce qui signifie qu'ils ont tendance à privilégier la sécurité plutôt que le rendement. Par exemple un fonds de pension (ou fonds de retraite) place l'épargne des salariés pour pouvoir verser des pensions aux futurs retraités. Le but d'un fond de ce type est de faire fructifier les économies des épargnants, sans perte au niveau du capital. De nombreuses normes prudentielles restreignent alors les actifs dans lesquels ces fonds peuvent investir, pour minimiser les prises de risque (par exemple "investir seulement en obligations d'Etat AAA ou AA").
De l'autre côté, et même si cette vision est un peu simpliste, nous trouvons donc les "hedge funds" et les spéculateurs. Ces investisseurs sont prêts à prendre des risques bien plus élevés, en espérant logiquement un rendement plus grand. Ils sont donc utiles au marché, en permettant de répondre aux besoins de financements des entreprises ou Etats moins fiables, et en servant de contrepartie pour "porter" le risque des investisseurs institutionnels.
Un très bon exemple est pris par Denis Kessler dans "La marge de manoeuvre des Etats. La dictature des marchés ?". Supposons qu'un fonds de retraite (averse au risque) ait acheté en 2004 des obligations souveraines grecques. A cette époque, la Grèce empruntait presque au même taux que la France ou que l'Allemagne ; les emprunts d'Etat grecs étaient considérés comme sans risque. Mais petit à petit, les finances publiques grecques se sont dégradées et le risque de défaut a augmenté. Par peur de subir des pertes trop importantes en cas de défaut, notre fonds de retraite peut donc (1) revendre ses obligations grecques ou (2) s'assurer contre un défaut de la Grèce, en transférant ainsi le risque de défaut.
Mais qui va "vendre" cette assurance (sous forme d'un Credit Default Swap) ou bien qui est en mesure d'acheter de la dette grecque alors que cela devient risqué ? Et bien justement les spéculateurs (banques d'investissement, hedge funds...). Pour fonctionner correctement, un marché suppose donc des attitudes différentes vis-à -vis du risque, et des anticipations différentes sur l'évolution de la situation.
Le raisonnement peut aussi être appliqué en tant qu'individu. Supposons que vous ayez placé toute votre épargne en achetant des bons du Trésor espagnol de maturité 10 ans (bon ce n'est pas une grande idée, car cela ne répond pas au principe de diversification, mais passons). Suite à la crise de la dette, le risque de défaut augmente. Vous craignez alors de voir l'Espagne faire défaut et de perdre ainsi l'intégralité de vos économies (vous êtes "risk adverse"). Pour éviter cela, il faut donc bien trouver une contrepartie prête à acheter vos titres espagnols (avec une décote) ou bien à vous vendre une assurance, en portant donc le risque de défaut. Cette personne parie donc sur le fait que l'Espagne arrivera à rembourser, et espère obtenir donc bon rendement le cas échéant, qui peut prendre la forme d'un gain entre le prix de rachat de l'obligation et le nominal qui sera versé par l'Etat espagnol à maturité, ou bien la forme d'une prime d'assurance (s'il n'y a pas défaut, la contrepartie aura donc encaisser l'assurance sans avoir à vous verser le moindre centime).
Cette personne, qui dans notre exemple parait gentille (car vous aidant à gérer votre risque) et utile au marché, n'est en fait rien d'autre qu'un bon gros méchant spéculateur !
Le fonds de pension qui a gagné 500 millions d'euros sur la Grèce la semaine dernière est exactement dans le même schéma que ci-dessus. Ne croyant pas à un éclatement de l'euro et à un défaut total de la Grèce, le fonds a investi en achetant de la dette grecque à 17% de sa valeur nominale (donc avec une forte décôte), et a profité du programme de rachat de la semaine dernière pour revendre à 34% du prix nominal, empochant ainsi un beau petit pactole. Rien de mauvais donc dans ce type de spéculation ; le fonds de pension a bien anticipé le retournement du marché, en acceptant de porter le risque de défaut d'un investisseur davantage "averse au risque", et a été récompensé pour cela.
Le problème avec les gros titres des journaux comme "Un hedge funds empoche 500 millions d'euros" est ce que je vais appeler le "biais de la réussite". Ici, on voit la situation d'un hedge funds ayant investit au moment où les emprunts grecs ne valaient quasi rien (17% de leur valeur nominale), pour les revendre à un très bon prix relativement au prix d'achat (34% de la valeur nominale). Mais cela reste un prix dérisoire par rapport à la valeur nominale initiale, qui est par définition de 100%. Il ne faut pas oublier que de nombreux autres fonds ont dû acheter de la dette grecque à 50% ou 70% de la valeur nominal il y a quelques mois, et que ces fonds ont donc subi une très belle perte au moment du programme de rachat de dette. Il aurait aussi été possible de faire plein d'articles titrant "Le hedge funds W a perdu X millions en Grèce", mais cela aurait été clairement moins vendeur (mais tout aussi vrai).
Le hedge-funds "Paulson & Co", comme pas mal d'autres, sont en train de se casser les dents et de perdre des millions d'euros en pariant depuis plusieurs mois contre la dette allemande ou la dette française ("Paulson goes short on German Bunds" & "Some hedge funds dump their bets against France"). Voici un petit extrait expliquant parfaitement cela, dans le cas des hedge funds ayant parié sur une crise de la dette en France juste avant l'élection de François Hollande, en anticipant donc une hausse du taux (et donc une baisse du prix des obligations, donc position "short").
"Earlier this year many in London's hedge fund industry were lining up bets against the euro zone's second-largest economy, reckoning the May election of President Francois Hollande, a socialist, would accelerate the country's deteriorating economic outlook. But the trade has not worked out as planned. France's long-term borrowing costs fell to a record low at auction last week as investors sought out safe havens. So some funds are now cutting their losses or changing tactics, for instance betting against French equities instead. "It's a slow burner," said one hedge fund manager who was short French bonds earlier but has since exited the trade. He asked not to be named. "I think people are too early."
Des hedges funds gagnent, d'autres perdent. C'est ça le jeu normal des marchés. Dans le monde des bisounours ci-dessus, les spéculateurs sont donc essentiels au bon fonctionnement des marchés.
Mais ok, pour tout vous dire (et aussi parce que je veux avoir des cadeaux à Noël), le vrai monde des spéculateurs n'est pas toujours celui-ci. Lorsque les spéculateurs tentent de réaliser plus de profits en manipulant les cours de marchés, en utilisant des informations privilégiées ou bien en prenant des risques inconsidérés ou en désaccord avec leur statut, là cela pose problème. C'est un peu comme partout ; il y a les bons et les mauvais spéculateurs. Ceux ayant une utilité pour le fonctionnement des marchés et de l'économie "réelle", et ceux créant de l'instabilité et des conflits. Mais le problème, qui ressemble d'ailleurs au débat sur les "bons et les mauvais produits financiers", est qu'il est très difficile de faire une distinction claire et non-arbitraire entre ce qui est "utile" et ce qui ne l'est pas (un même produit financier, ou bien un même type de spéculation, pouvant être utile à certains moments dans certains cas, et pas dans d'autres).
Conclusion: Joyeux Noël à tous. Je vous dirais mercredi si le Captain' n'a pas trop été un "minable de capitaliste défendant les banksters" et a tout de même eu le droit à quelques cadeaux...