Qui est l'auteur actuellement en tête des ventes sur Amazon ? Marc Levy ? Guillaume Musso ? Katherine Pancol ? Et bien non, le best-seller du moment est un pavé de près de 1000 pages écrit par l'économiste français Thomas Piketty : "Le capital au XXIe siècle". Depuis sa parution en version anglaise il y a quelques semaines, son ouvrage est en tête des ventes sur Amazon aux USA et déjà en rupture de stock ! Spécialiste des questions d'inégalités et de concentration de la richesse, Thomas Piketty a publié avec Gabriel Zucman au début du mois d'avril un papier de recherche intitulé "Wealth and Inheritance in the Long Run" montrant pourquoi les inégalités devraient encore augmenter dans les années à venir, en se basant sur l'évolution de la différence entre le taux de rendement net d'impôt du capital et le taux de croissance. Explication simplifiée d'une micro-partie de l'oeuvre de Piketty.
Thomas Piketty est un économiste de renom (top 10 au "classement REPEC des économistes français"), réputé pour la qualité des données collectées et l'analyse historique de l'évolution des inégalités. Le Captain' vous avait d'ailleurs parlé à quelques reprises de différents travaux et théories de Piketty, en citant Piketty dans différents articles comme "Faut-il défendre ou taxer les 1% les plus riches ?", "La courbe de "Gatsby le Magnifique" : inégalités et élasticité intergénérationnelle des revenus" ou encore "En % du revenu, qui paye le plus d'impôts ? Les classes moyennes!'. Economiste "de gauche", Piketty fait aussi parti des 42 économistes ayant signé la tribune "Nous, économistes, soutenons Hollande" juste avant les élections présidentielles de 2012 (bien que depuis Piketty critique très clairement les actions mises en place par le gouvernement et l'improvisation permanente...").
Bref, terminé les présentations, passons à la pseudo-modélisation et aux démonstrations empiriques ! Un des graphiques "classiques" de Piketty est celui représentant l'évolution des revenus des 1% les plus riches de la population en pourcentage du revenu total aux Etats-Unis. Les 1% les plus riches aux Etats-Unis "captent" désormais plus 20% des revenus globaux (en incluant les revenus du capital), et surtout ce chiffre a doublé en une quarantaine d'années. Avant de se faire traiter de Marxiste, le Captain' tient à préciser que l'objectif de l'étude des inégalités n'est pas de faire une "chasse aux riches", mais simplement de déterminer (entre autres) les raisons de cette concentration des richesses (personne ne critique ici la méritocratie ni le fait qu'un entrepreneur s'enrichisse grassement car sa société réalise de beaux bénéfices), et quels peuvent être les coûts à long-terme pour une société de la hausse des inégalités (mauvaises allocations des ressources par exemple lorsque la mobilité intergénérationnelle est faible)
Mais pourquoi les inégalités se sont-elles très fortement accrues aux USA depuis le début des années 1980, après avoir fortement diminuée entre la première guerre mondiale et le début des années 1970 ? Piketty & Zucman expliquent ce mouvement de baisse puis de forte hausse par l'évolution du différentiel entre le taux de rendement du capital et la croissance économique, en montrant que la période allant de 1913 à 1950 est la seule période depuis l'antiquité où, à l'échelle mondiale, le taux de croissance de l'économie était supérieur au rendement du capital (après impôts et pertes en capital).
Avant la révolution industrielle (avant le milieu du XIIXème siècle environ), le taux de croissance mondial était très faible, entre 0 et 0,2%. Durant cette même période, les revenus du capital, principalement les revenus sur les terres agricoles des grands propriétaires terriens, se situaient autour de 4,5% (les variables ici sont exprimées en termes réelles, c'est à dire ajustée de l'inflation). Hors qui détenaient les terres ? Les riches, qui devenaient donc de plus en plus riches ! Et qui travaillaient dans les champs et ne voyaient donc pas leurs salaires augmenter (ou très peu) car il n'y avait pas de croissance : les paysans et les pauvres. Et voilà donc selon Piketty et Zucman l'argument numéro 1 pour expliquer pourquoi les inégalités ont toujours été très fortes depuis la nuit des temps !
Jusqu'au début de la première guerre mondiale, et malgré la hausse du taux de croissance avec la révolution industrielle, le taux de rendement du capital était toujours bien supérieur au taux de croissance de la production et donc les inégalités augmentaient. Les années 1900 arrivent, et trois phénomènes vont alors participer à la baisse des inégalités : (1) les deux guerres mondiales, (2) la forte hausse de la population et (3) la reconstruction et l'éveil des pays émergents.
(1) Les deux guerres mondiales ont entraîné une très forte diminution du taux de rendement du capital après impôts et pertes. En effet, si vous étiez propriétaire de plusieurs immeubles qui viennent tous de se faire bombarder, bizarrement le rendement de votre capital s'écroule en même temps que vos biens immobiliers. Ajoutez à cela une hausse de l'imposition sur le capital au cours du XXème siècle et l'impossibilité pour les riches de transférez leurs avoir dans des paradis fiscaux, et vous comprenez qu'il ne faisait pas si bon être riche entre 1913 et 1950 (en tout cas relativement aux périodes précédentes et suivantes)
En ce qui concerne la hausse de "g" (hausse de la croissance réelle), il y a donc deux grandes explications : (1) la hausse de la population mondiale : plus il y a de travailleurs, plus il y a de biens et de services produits, et (2) la hausse de la productivité : plus les travailleurs sont productifs plus il y a de biens et de services produits.
Hors la seconde partie XXème siècle a été le théâtre de ce double phénomène ayant permis d'atteindre un taux de croissance record dans l'histoire de l'humanité : (1) la population mondiale a quasi triplé entre 1950 et 2000, passant de 2,5 milliards d'habitants en 1950 à 7 milliards en 2012 et (2) la reconstruction post-guerre et la montée des pays émergents ont entraîné une hausse de la productivité et un rattrapage du PIB par habitant dans les pays émergents.
Hausse du nombre de travailleurs et hausse de la productivité = Hausse de la croissance
Guerres et hausse des impôts = Baisse du rendement du capital
Hausse de la croissance et Baisse du rendement du capital = Baisse des inégalités
Mais cette tendance est en train de s'inverser, depuis pas mal de temps aux Etats-Unis et peut-être dans le futur en Europe et en France (en France, il n'y a pas pour le moment de hausse des inégalités si l'on considère le même graphique que le premier graphique de cet article pour les Etats-Unis). Pourquoi ? Car (1) la croissance mondiale à long-terme, bien que cela soit très difficile à prévoir, se trouverait selon différentes estimations entre 1 et 2% (hausse de la population modérée, sans comparaison possible avec la hausse du XXème siècle, et gain en productivité relativement faible) et (2) l'imposition sur le capital pourrait diminuer, grâce (ou à cause) de la "compétition fiscale internationale" faisant que chaque pays baisse ses taxes pour attirer les capitaux étrangers (+ paradis fiscaux).
Comment éviter de retourner à une société aussi inégalitaire que celle du Moyen-Age ? Une solution utopique proposée par Piketty est celle d'une taxe à l'échelle mondiale sur le capital ! En effet, il est relativement inutile pour un pays d'augmenter seul la taxation des revenus du capital si aucun autre pays ne fait la même chose ; l'effet d'une telle mesure ne serait pas une baisse des inégalités mais simplement une fuite des capitaux vers l'étranger. Tout comme c'est le cas par exemple avec la taxe sur les transactions financières, une taxe sur le capital n'est efficace que si un grand nombre de pays adopte la mesure et que les paradis fiscaux sont supprimés.
Rien de plus simple donc ! Réunissons alors Barack Obama, François Hollande, Vladimir Poutine, Xi Jinping, Angela Merkel et les responsables de Singapour, d'Hong Kong, de la Suisse, du Luxembourg, des îles Caïmans, des Seychelles, sans oublier bien évidemment le grand Etat de Saint-Christophe-et-Niévès (oui oui ça existe), et demandons leur de signer un accord pour mettre en place une taxe internationale sur les revenus du capital... Ah non en fait !
Conclusion : Le rôle d'une société devrait être de favoriser la création de richesse en se basant sur la méritocratie et le travail. Si les inégalités se creusent car les 1% les plus riches de la population sont tous des génies ayant révolutionné le monde et créé des centaines de milliers de jobs, aucun problème, au contraire même. Si les inégalités se creusent car fiston a hérité de trois immeubles, s'est contenté de vivre sur les rendements de son capital sans rien faire, et qu'en plus via les forts rendements, la faible taxation et la hausse du prix des actifs, son fils héritera lui de cinq immeubles, alors il y a un problème quelque part ! Un peu démago' et presque-Marxiste tout cela, mais dans le fond assez proche de la pensée de Piketty (et de celle du Captain' au passage...).