La première grande bulle spéculative de l'histoire, la "crise de la tulipe" a eu lieu au cours des années 1630. Et comme par hasard, les premiers journaux sont apparus en Europe au début du XVIIème siècle. Mais quel est le rapport Captain' ? Et bien selon l'économiste américain Robert Shiller, "l'histoire des bulles spéculatives commence à peu près avec l'avènement des journaux [...]. Bien que les médias - les journaux, les magazines et les médias audiovisuels, ainsi que avec leurs nouveaux points de vente sur Internet - se présentent comme simples observateurs d'événements sur le marché, ils sont eux-mêmes partie intégrante de ces évènements. Les évènements de marché significatifs se produisent généralement uniquement s'il y a réflexion similaire chez les grands groupes de personnes, et les médias sont des vecteurs essentiels pour la diffusion des idées." (traduction made in Captain' de Shiller - 2002)
Ce type de raisonnement prend racine dans les travaux de Keynes et la métaphore du "concours de beauté". Pour illustrer le fonctionnement des marchés boursiers, Keynes propose le concours suivant : une centaine de photographies de charmantes demoiselles sont présentées à chacun des participants, et chaque joueur doit désigner les six filles qu'il juge les plus jolies. Après comptabilisation, le joueur ayant choisi en moyenne les 6 filles ayant reçu le plus de votes gagne le jackpot... Alors, quelle est la meilleure technique pour gagner à ce jeu ? Une stratégie "naïve" serait de choisir les six filles que vous trouvez effectivement les plus jolies, et de voter pour elles. Mais soudain, vous vous rappelez ce moment où vos amis vous ont fait comprendre que "la vraie beauté" ce n'est pas forcément les grandes blonde peroxydées de 45kg (dommage !)...
Vous allez donc commencez à réfléchir non plus en fonction de votre opinion, mais en essayant de réfléchir à ce que la majorité pourrait voter. Vous pouvez même passez au cran de réflexion supérieur, en anticipant que les autres participants vont en faire de même (baser leur vote non pas sur une intuition personnelle, mais sur un jugement de ce que serait la moyenne des réponses des autres participants), en votant alors en fonction de ce que les autres pourraient considérer comme "la majorité".
Alors, quel serait votre choix si vous deviez choisir une fille parmi les cinq ci-dessous (vous gagnez un lot si votre vote correspond à celui de la majorité) ? Essayez de réfléchir au 1er degré (votre avis), puis au second (ce que vous pensez être l'avis moyen des gens) et enfin au troisième (en prenant en compte que les autres participants adoptent la même technique que vous, et en estimant ce que pourrait être leur jugement sur "l'avis de la majorité"). Le Captain' vote "fille à gauche" au 1er degré, robe blanche au second degré et "blonde en vert" au troisième degré...
"Mais quel est le lien avec les marchés financiers Captain' ?" L'idée de Keynes est que la valeur d'un actif ne représente pas nécessairement la valeur fondamentale et personnelle perçue par chaque investisseur, mais davantage l'anticipation par chaque investisseur de ce que peuvent penser les autres (et donc de l'anticipation des actions futures des autres investisseurs). Une bulle peut alors se former (puis éclater), à partir du moment où les investisseurs basent leur analyse non plus sur la valeur fondamentale (par exemple la valeur actualisée des cash-flows futurs), mais en essayant d'anticiper la réaction des autres agents. Dans ce cas, l'information privée et personnelle tend à être sous-pondérée par rapport à l'information publique. Et dans ce cas donc, les médias, en tant que moyen de propagation de l'information publique, jouent un rôle dans le processus de formation de bulles.
â€...professional investment may be likened to those newspaper competitions in which the competitors have to pick out the six prettiest faces from a hundred photographs, the prize being awarded to the competitor whose choice most nearly corresponds to the average preferences of the competitors as a whole; so that each competitor whose choice most nearly corresponds to the average preferences of the competitors as a whole: so that each competitor has to pick, not those faces which he himself ï¬nds prettiest, but those which he thinks likeliest to catch the fancy of the other competitors, all of whom are looking at the problem from the same point of view. It is not a case of choosing those which, to the best of oneâ€s judgement, are really the prettiest, nor even those which average opinion genuinely thinks the prettiest. We have reached the third degree where we devote our intelligences to anticipating what average opinion expects the average opinion to be. And there are some, I believe, who practise the fourth, ï¬fth and higher degrees.†Keynes (1936), page 156.
Dans le cadre d'un actif financier, il est alors possible que les investisseurs déconnectent la valeur réelle de la valeur fondamentale, en se disant "si les gens pensent en moyenne que cet actif est bon, ou bien même si les autres investisseurs anticipent en moyenne que la moyenne des autres investisseurs pensent que l'actif est bon (oula, ça devient le bordel...), alors le prix devrait augmenter". Mais dans le fond, la valeur fondamentale n'a pas changé ! Une fois la vague d'euphorie et la bulle créée, il suffit d'un signal inverse pour entraîner une vague de panique et l'explosion de la bulle. Dans le fond la valeur de l'actif reviendra simplement sur sa "tendance fondamentale", mais le phénomène de bulle et d'explosion entraînera d'énormes pertes pour les personnes ayant investi au mauvais moment, ce qui aura un impact négatif sur l'ensemble de l'économie.
Un graphique intéressant de Jean-Paul Rodrigue illustre ce principe de formation et d'explosion de bulles, en y incorporant une étape "Media attention" (début de la "Mania Phase") correspondant au début de formation de la bulle, à partir du moment où les médias commencent donc à parler d'une entreprise. Attention cependant à ne pas trop simplifier ce concept de "bulles" (ce que le Captain' fait un peu dans cet article pour ne pas le rendre totalement illisible); il est très difficile d'identifier en temps réel si l'appréciation d'un ou de plusieurs actifs financiers (immobilier, marché boursier...) correspond effectivement à une bulle (c'est à dire à une déconnexion de la valeur fondamentale) ou non. Par exemple, il me parait impossible de répondre avec certitude à la question "il y a t-il une bulle immobilière en France / à Paris actuellement ?".
Dans l'article "Social value of Public Information" (American Economic Association, 2002), Morris & Shin s'interrogent sur les avantages et les inconvénients de la diffusion de l'information publique économique par les médias et sur la divulgation d'information stratégique par certains acteurs du marchés ayant une forte visibilité. L'information publique est décrite comme un instrument à double tranchant. D'un côté cela peut permettre d'améliorer le processus de décision des investisseurs en aidant à définir la valeur fondamentale d'un actif. Mais de l'autre, si l'information publique révélée n'est pas précise ou bien si son interprétation par les investisseurs est mauvaise ("overreaction to public news"), alors l'information publique peut entrainer une hausse de la volatilité des marchés et déconnecter la valeur des actifs des fondamentaux (et donc créer des mini-bulles / cracks).
La conclusion de cette étude n'est pas d'arrêter de divulguer les informations publiques, mais de trouver la juste balance entre précision et fréquence de publication, afin d'aider le secteur privé dans le processus de détermination du prix, tout en évitant de créer inutilement de la volatilité. De plus, la publication de fausses informations (ou informations partielles) et son amplification par les médias peut entraîner une déconnexion entre la valeur d'un actif et sa valeur fondamentale.
"Public information has attributes that make it a double-edged instrument for public policy. Whilst it is very effective at inÂfluencing the actions of agents whose actions are strategic complements, the trouble is that it is too effective in doing so. Agents overreact to public information, and hence any unwarranted public news or mistaken disclosure may cause great damage. The underweighting of private information may be even worse if the acquisition of information is costly for the individual agents. Given the diminished role of private information in the game, the ex ante value of such information will be devalued, as would any incentive to acquire such information if it is costly."
Conclusion: Dans la conclusion de "Informed and strategic order flow in the bond markets", Pasquariello & Vega (2007) expliquent que davantage de recherche serait nécessaire afin de comprendre pourquoi la publication du chiffre de l'emploi aux Etats-Unis à un impact très fort sur les taux souverains américains, alors que cette variable ne permet pas d'anticiper mieux que d'autres l'inflation et la croissance à venir. L'idée sous-jacente, basée sur les travaux de Morris & Shin, est que les marchés souverains sur-réagissent aux nouvelles reprises et amplifiées par les médias. Allez Captain' au boulot, c'est le moment de travailler sur ta thèse et de répondre à cette question !