Si l'on compare la dette publique à un emprunt personnel, cela parait pourtant normal de penser qu'une hausse de la dette publique représente une charge pour les générations futures. Supposons que ayez fait un prêt à votre banque et que vous êtes dans l'impossibilité de le rembourser. Si la législation impose à vos enfants de payer à votre place, alors votre dette est bien une charge pour eux. Mais tout n'est pas si simple...
Cela va peut-être vous paraître complètement con comme raisonnement et inapplicable, mais ce n'est malheureusement pas le Captain' qui a inventé cela. Un économiste un peu connu, Paul Krugman (prix Nobel d'économie, parait que c'est pas mal) en a d'ailleurs parlé il y a deux semaines dans le NYTimes "Debt Is (Mostly) Money We Owe to Ourselves". If toi aussi tu es bilingual, voici la conclusion de l'article de Krugman "Thatâ€s not to say that high debt canâ€t cause problems †it certainly can. But these are problems of distribution and incentives, not the burden of debt as is commonly understood".
"Krugman ne comprend rien à l'économie et est un méchant libéral!" Citons alors Jean-Marc Daniel, dans son livre que je conseille fortement "Le socialisme de l'excellence: Combattre les rentes et promouvoir les talents", qui cite Ricardo en disant que "la dette publique n'opère pas un transfert entre génération, mais un transfert social dans la génération qui suit celle qui a émis les emprunts". Essayons donc d'expliquer le principe général en simplifiant la situation.
Avant de commencer, il faut bien comprendre que la dette publique n'est et ne sera JAMAIS remboursée. Ah de bon matin cette phrase peut surprendre, mais voici l'explication ici. En pourcentage du PIB, il est possible que le poids de la dette diminue, mais en valeur il n'y a quasi-aucune chance.
Supposons donc un pays imaginaire, le "CaptainLand". Ce pays depuis sa création n'a jamais eu de dette publique et vit en autarcie totale (=économie fermée). Les générations se succèdent sans que l'Etat ni les ménages ne s'endettent ; tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. L'Etat ne sert d'ailleurs pas à grand chose, puisqu'il n'y a pas d'impôt ni de dépense publique. Mais un jour, changement de gouvernement et un dénommé S. Kervitch est élu à la présidence du CaptainLand. Pour se faire réélire, S Kervitch décide de verser une prime de 2000 euros à chacun des 250.000 habitants du CaptainLand. Les dépenses de l'Etat augmentent donc de 5 milliards d'euros.
L'Etat pourrait recourir à "la planche à billets" en imprimant de la monnaie, mais cela créerait mécaniquement de l'inflation (+ de monnaie en circulation pour une quantité de bien constante -> hausse des prix) ce que redoutent particulièrement les habitants du Captain'Land. Nous sommes en économie fermée, pour que l'Etat s'endette, il ne peut donc le faire que si des habitants du CaptainLand acceptent de prêter à l'Etat. Mais qui peut prêter à l'Etat? Les habitants les plus aisés du CaptainLand bien sur, qui achètent donc des obligations souveraines au taux de 5% (bizarrement les pauvres ne sont pas très influents sur le marché obligataire). Nous allons supposer que les 1.000 habitants les plus riches du CaptainLand prêtent chacun 5 millions d'euros (-> donc total de 5 mds d'euros prêtés à l'Etat via la détention d'obligations souveraines).
Pour les geeks de la théorie économique, nous allons supposer que "l'effet Ricardo-Barro" n'est pas valide. L'effet Ricardo-Barro (aussi appelé "équivalence ricardienne") explique que lors d'une distribution de revenus financée par la dette, les ménages ne consommeront pas davantage mais épargneront en prévision de hausses d'impôts futures. Dans notre cas, Kervitch a donné 2000 euros à chaque habitant, les gens sont heureux et ont claqué tout leur argent en biens de consommation.
Hop tous les vieux meurent, remplacés par leurs enfants désormais adultes qui héritent des obligations souveraines de leurs parents. L'Etat du CaptainLand est désormais endetté et doit payer des intérêts sur cette dette. Arrive le moment de l'échéance de l'obligation, l'Etat doit donc rembourser 250 millions d'intérêts et réemprunter 5 milliards (ce qu'on appelle "roller" sa dette). Mais où trouver ces 250 millions supplémentaires? Deux solutions, (1) soit l'Etat du CaptainLand s'endette davantage encore, (2) soit l'Etat crée un impôt et rembourse les intérêts de la dette grâce à cette nouvelle recette fiscale. Le troisième choix serait de dire que l'Etat rembourse les intérêts de la dette ET sa dette, ce qui serait techniquement faisable si l'Etat mettait en place un impôt exceptionnel d'un montant équivalent à la somme versée précédemment plus les intérêts, mais impossible en réalité.
Dans le 1er cas, cela ne fera que repousser le problème sur les générations futures (les riches vont prêter davantage encore à l'Etat et transmettre à la génération suivante). Mais à un moment ou a un autre, l'Etat devra forcément mettre en place un impôt pour avoir des rentrées fiscales permettant au moins de payer les intérêts de sa dette.
Supposons que l'Etat instaure une taxe de 1000 euros sur chaque habitant du CaptainLand, simplement pour rembourser les intérêts. Il y a au CaptainLand 250.000 habitants, la taxe de 1000 euros permet de payer les 250 millions d'intérêts et donc d'équilibrer le budget (dépenses de charges d'intérêt de la dette = recettes via impôts). Cette hausse d'impôt de 1000 euros par habitant touchera aussi les générations suivantes, car la dette en valeur sera toujours de 5 mds et chaque génération devra donc rembourser 250 millions d'intérêts.
Alors, la dette publique a t-elle créé un fardeau sur les générations futures? Non pas vraiment ! Cela a joué sur la distribution des revenus au sein de la génération suivante, en augmentant les déséquilibres. Je m'explique. Concernant la génération touchée par la hausse d'impôt, les 250.000 habitants ont perdu par rapport à une situation sans impôt 1000 euros chacun. Mais parmi ces 250.000 habitants, les 1.000 habitants les plus riches ont en plus eux reçu les intérêts des obligations souveraines héritées de leurs parents (d'un montant nominal de 5 millions chacun), soit un petit pactole de 5millions x 5% = 250.000 euros.
On a donc au bout du compte pour la génération +1 --> 249000 habitants ont perdu 1000 euros (impôts) et 1000 habitants ont reçu 249.000 euros (+250.000 euros grâce aux intérêts sur les obligations souveraines héritées moins 1000 euros d'impôts payés). C'est donc un jeu à somme nul ; la dette de l'Etat est un fardeau pour la génération future des familles pauvres, mais c'est tout l'inverse pour la génération des familles riches.
Ceci est une version très simplifiée ; dans la réalité, pas mal d'hypothèses ne sont pas valides pouvant remettre en cause ce modèle. La principale est le fait que les économies ne sont pas fermées, et que par exemple en France, 66% de la dette est détenue par des non-résidents. Il est aussi possible que l'Etat décide de rembourser une partie de sa dette via la création monétaire ou via une hausse d'impôt ciblée uniquement sur les riches détenteurs d'obligations souveraines. Dernier point, ce ne sont pas seulement les méchants riches qui détiennent de la dette, mais indirectement une bonne partie des français via leur assurance-vie. Mais dans le fond, cette vision de la dette comme une question de redistribution plutôt que de fardeau me parait plus proche de la réalité.
Conclusion: L'article de Krugman sur le fait que la dette était surtout une question de redistribution au niveau de la prochaine génération et non de fardeau sur nos enfants a fait pas mal de bruit dans le petit monde économique. Tout le monde n'est pas d'accord avec cela. Par exemple, Nick Rowe (économiste Canadien) a écrit un article sur son blog "Debt is too a burden on our children (unless you believe in Ricardian Equivalence)", où il montre que la dette EST un fardeau sur la génération future. Le raisonnement de Nick Rowe s'appuie sur une dette qui sera remboursée intégralement en génération C ; une hypothèse qui ne semble pas être applicable à la réalité (voilà comment dire avec tact que le Captain' ne partage pas l'avis de cet économiste ;).