Candidat aux élections municipales de la petite ville de Captain City, vous participez aujourd'hui à un débat à propos de la gestion du service de distribution de l'eau potable dans votre ville. Et là proposition choc : vous annoncez que si vous êtes élu, la distribution de l'eau ne sera plus assurée par une entreprise externe dans le cadre d'un partenariat public-privé comme c'est le cas actuellement, mais sera de nouveau gérée par la municipalité, avec donc une gestion publique du service de l'eau. Afin de justifier ce choix, vous avez alors trois possibilités : la bonne, la mauvaise, et la pire.
Avant de s'intéresser à nos trois justifications, faisons un petit tour d'horizon du marché de l'eau en France. Selon les dernières statistiques, environ 33% de la population française reçoit de l'eau gérée par un opérateur public, 34,5% par l'entreprise Véolia, 19,5% par la Lyonnaise des Eaux/Suez, 10,8% par Saur et le reste (1,9%) par d'autres PME ou sociétés d'économie mixte (source : "Les services publics d'eau et d'assainissement" - Fédération professionnelle des entreprises de l'eau). Le mode distribution de l'eau est géré par chaque municipalité (ou groupement de communes), qui peut alors pour faire simple choisir entre une gestion publique ou bien une délégation au secteur privé. Dans le second cas, un contrat lie alors l'opérateur privé à la municipalité ; l'opérateur s'engageant à assurer un certain service, à réaliser certains investissements sur le réseau sur une période prédéfinie (en général une grosse dizaine d'années), et bien évidemment à empocher les bénéfices de cette exploitation (si bénéfice il y a...).
Solution #1 : "La pire : l'idéologie"
Communiste convaincu, vous êtes persuadé que la gestion privée implique une situation de rente pour les opérateurs privés, qui en profitent pour augmenter leurs prix et maximiser leurs profits dans des paradis fiscaux. Vous vous dites finalement que le bénéfice qui est réalisé par ces entreprises est donc nécessairement de la perte de bénéfice pour la collectivité, et que revenir à une gestion publique permettrait de faire diminuer les prix pour les consommateurs tout en assurant une meilleure qualité de service.
En face, votre adversaire est tout aussi stupide que vous, mais dans l'autre sens. Ultra-libéral convaincu, il vous répond que tout est totalement faux, que la gestion par les entreprises privées permet forcément de proposer de meilleurs prix, grâce aux économies d'échelles internes issues de la taille importante des entreprises et à la meilleure productivité du privé par rapport à vos feignasses de fonctionnaires.
Dans les deux cas, et même si certains arguments peuvent paraître recevables, il n'y a aucune preuve empirique, donc impossible de trancher !
Solution #2 : "La mauvaise : la comparaison"
Et c'est là que vous sortez alors de votre chapeau la "stat' qui tue" : en France, en moyenne, le prix de l'eau dans les villes gérées par une entreprise privée est 15 à 20% plus cher que dans les villes avec une gestion publique. Vos chiffres sont basés sur étude académique comparant le prix de l'eau dans différentes villes de France, ayant montré que toutes choses égales par ailleurs, le prix de 120 mètres cube d'eau en France coutait en moyenne 176 euros dans une ville sous gestion privée et 151 euros dans les villes en gestion publique ("Public-Private Partnerships and Prices: Evidence from Water Distribution in France", Chong & al. (2006)). La différence est significative, et va dans le sens de votre proposition de remunicipalisation de l'eau. Vous allez même plus loin, en ressortant vos vieux cours de macro et en expliquant que cette situation est due à la structure du marché de l'eau en France : trois entreprises privées se partagent le marché (oligopole), ce qui fait que la concurrence est trop faible et qu'il existe de plus un risque d'entente sur les prix (un cartel, même si une enquête de la Commission Européenne a été "classée" en 2013 par manque de preuves à ce sujet), allant à l'encontre du bien-être de vos habitants. Votre démonstration est pas mal, mais il y a tout de même une grosse faille : votre utilisation du "toutes choses égales par ailleurs"...
Votre adversaire rentre alors dedans, en justifiant la différence de prix par un biais de sélection ; les villes ayant choisies de faire appel au secteur privé pour la gestion de l'eau sont justement les villes où le réseau était en très mauvais état ou bien où la distribution est ultra-complexe (contrainte géographique ou accès difficile à l'eau par exemple), et donc le prix plus élevé n'est pas un élément montrant l'inefficacité des partenariats-publics-privés, mais est simplement le reflet de la supériorité du secteur privé dans les cas les plus complexes. Malheureusement, vous n'avez pas pour le moment de réponse, et la justification par quelques cas anecdotiques de cet effet de la part de votre concurrent met à mal votre "stat qui tue".
Solution #3 : "La bonne : l'étude empirique "panel" avec variables de contrôle"
Au lieu de prendre uniquement la statistique qui vous convient dans les différentes études académiques sur le sujet, vous prenez votre courage à deux mains et vous entamez alors la lecture de l'article "Water under the Bridge: City Size, Bargaining Power, Prices and Franchise Renewals in the Provision of Water" (Chong, Saussier, Silverman, 2012). Dans cette étude, les auteurs ont collecté les données à propos de la gestion de l'eau dans 5.000 municipalités en 1998, 2001, 2004 et 2008. L'objectif de cette étude est double : (1) estimer si la gestion privée est effectivement moins efficace en termes de prix que la gestion publique, en contrôlant en fonction de la qualité de l'eau, des caractéristiques de chaque ville, du traitement apporté, de l'origine de l'eau (surface ou souterraine), du besoin d'investissement, du nombre de fuites sur le réseau... et (2) de regarder si, lorsque le prix semble trop élevé par rapport à la prévision du modèle, la municipalité tend à échéance du contrat à changer le mode de gestion (remunicipalisation si trop cher dans le privé, ou privatisation si trop cher en gestion publique) pour permettre une diminution des prix.
Et bien en contrôlant tout cela, les auteurs estiment qu'il existe tout de même une différence significative en défaveur du secteur privé, d'environ 11 euros pour 120 mètres cube d'eau. Par rapport aux estimations "naïves" considérant uniquement le prix sans prendre en compte les caractéristiques propres à chaque ville et chaque réseau de distribution ("naïf" = toutes choses égales par ailleurs), l'écart est divisé par un peu plus de 2. Mais l'écart est toujours présent et loin d'être négligeable (économétriquement significatif) !
En séparant l'échantillon selon la taille de la ville (- de 5000 habitants ; entre 5000 et 9999 ; et entre 10.000 et 200.000) les auteurs montrent que l'écart est particulièrement fort dans les petites villes, tandis qu'il n'est pas significatif pour les villes de plus de 10.000 habitants. Cela signifie que dans le cas des grandes villes, il n'existe empiriquement pas de différence entre le prix de l'eau sous gestion publique et sous gestion privée, ce qui peut se justifier en se disant que les grandes villes ont un pouvoir de négociation important et que les entreprises du secteur privé se battent réellement pour obtenir ces contrats en proposant des tarifs réellement concurrentiels lors des appels d'offre.
En considérant un prix "normal" en fonction des caractéristiques de chaque ville, il est alors possible de déterminer si le prix actuellement payé est trop élevé ou non. En théorie, si le prix payé sous gestion privée est trop élevé, la municipalité devrait à l'échéance renégocier le contrat ou bien remunicipaliser le service de distribution. Mais entre la théorie et la pratique, il existe un fort décalage, principalement dans les petites villes où il n'existe pas de liens entre "prix trop élevé" et "renouvellement ou non du contrat" (alors que cela n'est pas vrai dans les villes de plus de 10.000 habitants), et ce en contrôlant en fonction de la "couleur" politique et du changement ou non de maire.
En tant que candidat à la mairie de la petite ville de Captain City, la question n'est donc pas de savoir si les PPP sont une bonne choses en en général, mais de savoir si étant donné la situation actuelle et les caractéristiques de votre ville et du réseau de distribution, il serait possible d'obtenir des prix inférieurs, à qualité de service égal, en remunicipalisant le service de distribution de l'eau. Si la situation de votre ville de moins de 5.000 habitants se situe "dans la moyenne" des autres villes, et en accord avec les résultats empiriques de Chong, Saussier et Silverman (2012) la remunicipalisation de la distribution du service d'eau permettrait une économie de 13 euros pour 120 mètres cube d'eau. Et hop, une belle victoire du Captain' dans ce débat. Bon en réalité un débat politique s'arrête à l'étape 1, mais chuuuuuut !
Conclusion : En France, 51% de la population vit dans des villes de moins de 10.000 habitants. Dans ces villes en moyenne, le pouvoir de négociation du maire est trop faible par rapport au pouvoir des trois géants du marché (Véolia, Lyonnaise des Eaux, Saur), qui profitent de leur situation d'oligopole pour maximiser leurs profits et obtenir une "quasi-rente". Attention à ne pas généraliser en se disant "ah mais les PPP c'est de l'arnaque en fait". Les effets bénéfiques des PPP sont potentiellement nombreux, mais l'effet final dépend du pouvoir de négociation de chaque partie. Dans le cas du marché de l'eau, le fait que chaque contrat soit négocié au niveau municipal peut créer une relation de force en faveur des entreprises privées. Le Captain' n'a rien contre les maires des petits villages, mais il me semble tout de même que le maire d'une petite bourgade réalisant un appel d'offre pour la privatisation du service d'eau de sa ville a tout de même de fortes chances de se faire "biiiiiiip" "avoir" lorsqu'il se retrouvera face à un géant de Véolia (faible pouvoir de négociation, manque de connaissance sur le sujet....). Bref, n'oubliez pas d'aller voter aux municipales les 23 et 30 mars ! Votez pour qui vous voulez, votez blanc, mais allez-y !