Ce matin avant de partir au boulot, vous avez comme d'habitude repassé à l'arrache votre chemise en prenant votre petit dej'. En faisant cela, vous avez alors fourni un travail productif permettant d'améliorer votre bien-être (et celui des gens qui vous regarde), mais qui n'est pas comptabilisé dans le PIB de la France. Et pourtant, si au lieu de repasser vous même votre chemise, vous l'aviez apporté au pressing ou bien si vous aviez fait appel à un(e) "femme/homme de repassage", le même résultat final (= votre chemise repassée) aurait été comptabilisé dans le PIB pour un montant égal à sa valeur marchande. Et c'est la même chose pour la cuisine, le ménage, la garde des enfants, le jardinage...
Le Produit Intérieur Brut est calculé en prenant en compte la valeur marchande de tous les biens et services finaux produits dans un pays pendant une période de temps donnée. Mais s'il n'y a pas de transaction (achat ou vente de service), il n'existe donc pas de valeur marchande et "Monsieur PIB" se moque royalement du fait que vous ayez fait le ménage hier soir chez vous pendant trois heures. Cependant, dans une optique de mesure du niveau de vie et du bien-être, il est important de connaître la valeur de cette production non-rémunérée et non-déclarée (à ne pas confondre avec le travail "au black", ici l'on parle du travail domestique réalisé pour son intérêt ou celui de ses proches et non-rémunéré).
En 2009, un rapport de 300 pages intitulé "Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social" s'est intéressé de près à cette question. Cette commission, créée en 2008 sous l'initiative du président Sarkozy, avait comme objectif, je cite, de "répondre aux interrogations croissantes sur la pertinence des mesures actuelles de la performance économique, notamment celles fondées sur les chiffres du PIB". Cette commission était dirigée par trois économistes de classe internationale : Joseph Stiglitz (prix Nobel 2001), Amartya Sen (prix Nobel d'économie 1998 pour ses travaux sur l'économie du bien-être) et Jean-Paul Fitoussi (source: http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/fr/).
Parmi les points abordés par la Commission, la nécessité de mettre en place des indicateurs plus larges de l'activité économique des ménages (voir page 138-139 du rapport)
"Les mesures de la production et des revenus de la comptabilité nationale incluent tous les biens non-marchands produits par les ménages ainsi quâ€un élément de service important : le montant des loyers que les propriétaires de logements « se versent à eux-mêmes ». Toutefois, aucun autre service parmi ceux que les ménages produisent pour eux mêmes nâ€est comptabilisé dans les comptes classiques. Cela peut entraîner des distorsions sur plusieurs fronts [...]."
Le PIB n'est finalement qu'un indicateur économique ayant pour objectif de mesurer l'activité et indirectement le bien-être, et il est nécessaire de bien comprendre sa construction et ses limites pour ne pas tirer de conclusions erronées. Par exemple, depuis quelques dizaines d'années, la société a évolué et de nombreux services autrefois assurés au sein d'un ménage (femme au foyer) sont maintenant assurés par le marché. D'un point de vue comptable, cette mutation entraîne une augmentation mathématique du PIB, sans pour autant qu'il y ait réellement eu une création de richesse.
Mais combien ce "travail domestique non-rémunéré" représente t-il actuellement en France ? Et comment le valoriser ? Pour répondre à cette question, il est tout d'abord important de définir ce qui peut être considéré comme un travail domestique productif, et ce qui relève du loisir. Cette notion est d'ailleurs assez difficile à définir ; ce qui peut être considéré comme un "travail" pour quelqu'un peut être un loisir pour un autre, comme par exemple dans le cas du jardinage ou du bricolage. Pour répondre à cela, l'INSEE à développer trois périmètres (plus ou moins restreints) pour mesurer le travail domestique (source: "Le travail domestique : 60 milliards dâ€heures en 2010"). Par exemple, si l'on considère le périmètre "restreint", la cuisine et la vaisselle sont considérées comme du travail, tandis que le shopping, le jardinage et la promenade du chien sont du ressort du loisir.
Une fois ces périmètres définis, il convient de déterminer le temps passé à ces activités en moyenne par les Français. Une enquête de l'INSEE (source : "Enquête Emploi du temps 2009-2010"), basée sur un échantillon de 10.000 personnes, permet justement de savoir comment les français utilisent les 24 heures de temps dont ils disposent par jour. Et voici la réponse, dans un grand tableau en fonction du statut professionnel.
En moyenne, et c'est ce qui nous intéresse pour cet article, 3h10 par jour sont consacrées aux activités domestiques (avec un minimum chez les étudiants de sexe masculin de 50 minutes par jour ... et un maximum chez les femmes au foyer de 5h38 par jour) !
Maintenant, comment valoriser ces 3h10, pour convertir cela en euros et comparer au PIB actuel de la France. Il existe plusieurs méthodes, dont la plus simple consiste à valoriser cela au niveau du SMIC horaire. En prenant en compte le périmètre restreint et la valorisation au niveau du SMIC net, cela représente au total une valeur produite mais non-comptabilisée dans le PIB de 292 milliards d'euros par an, soit environ 15% du PIB !
Cette valorisation peut bien évidemment être remise en question (quand vous faites le ménage chez vous, vous êtes beaucoup moins rapide qu'une femme de ménage, donc il faudrait ajuster cela en prenant en compte la productivité), mais cela donne une image simplifiée de la richesse globale créée par le travail domestique.
Conclusion : Le PIB est une mesure imparfaite de la création de richesse d'un pays, et une mesure encore plus imparfaite du bien-être. Par exemple, lorsque la consommation d'électricité augmente, le PIB augmente ! Pour autant, votre bien-être s'en trouve t-il amélioré ? Si demain, au lieu que chacun fasse son ménage chez soit, vous décidez de faire celui de votre voisin et votre voisin le votre (activité déclarée dans le secteur marchand), le pays est-il devenu plus "riche" ? Non, et pourtant son PIB augmente avec le passage d'un service de la sphère non-rémunérée à la sphère marchande. Le PIB est pourtant souvent placé au centre des débats politiques et économiques ; la croissance semblant être le Graal des différents gouvernements. Cependant, la croissance (calculée via le taux de croissance du PIB réel) n'est finalement qu'un indicateur ; il peut y avoir une bonne et une mauvaise croissance, et une hausse de la croissance n'est pas nécessairement liée avec hausse du niveau de vie ou du bonheur. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut plus calculer de PIB ou arrêter de regarder la croissance. Mais il est important de se rappeler que ce ne sont que des indicateurs, et que derrière un même taux de croissance peut se cacher des réalités bien différentes !