Paul Krugman est sans aucun doute l'un des économistes les plus influents et les plus médiatisés de notre siècle. Il faut dire que son CV a de la gueule : docteur en économie du MIT à l'âge de 24 ans (thèse sous la direction de Rudinger Dornbusch "Essays on flexible exchange rates"), professeur d'économie au MIT, à Stanford, à Yale, à la London School of Economics et maintenant à Princeton, prix Nobel d'économie en 2008 pour ses travaux en commerce international, et depuis quelques années "star" du grand public via son blog sur le site du New York Times "The Conscience of a Liberal" et ses publications dans ce même journal. Après ses critiques virulentes de la politique de dérégulation du gouvernement Bush, Paul Krugman s'attaque très régulièrement depuis le début de la crise à deux de ses plus grands ennemis : l'austérité et la déflation !
Un article récent publié le 2 mai sur son blog du New York Times "Not Enough Inflation" résume finalement assez bien ses arguments contre les politiques d'austérité (= baisse des dépenses publiques et hausse des impôts) et sa vision du besoin d'une politique monétaire accommodante (= pour faire simple "on imprime plein de billets") en période de crise. Pour justifier cela, Krugman prend très souvent en exemple le cas de la trappe à liquidité au Japon au début des années 1990 et la fameuse décennie (pour un rappel sur la trappe à liquidité et le cas japonais, lire "La trappe à liquidité pour les nuls !" et "Le Japon est dans la trappe !"). En période de crise, Krugman explique qu'il faut à tout prix éviter de se retrouver dans position de trappe à liquidité et de déflation, qui se caractérise par une situation où les agents économiques "s'assoient sur le cash" ("sit on cash" pour reprendre l'expression de Krugman), c'est à dire ne souhaitent plus investir ni consommer.
Selon Krugman, l'économie mondiale, à l'instar de l'économie japonaise depuis le début des années 1990, est dans une situation de trappe à liquidité. Et lorsqu'une économie est dans cette situation, la théorie économique classique ne s'applique pas de la même façon qu'en situation de boom économique : (1) le déficit budgétaire ne fait pas augmenter les taux d'intérêt, (2) imprimer de la monnaie n'est pas inflationniste et (3) couper les dépenses publiques a un impact destructeur sur l'emploi et la croissance.
"Economists who had studied such traps †a group that included Ben Bernanke and, well, me †knew that some of the usual rules of economics are in abeyance as long as the trap lasts. Budget deficits, for example, donâ€t drive up interest rates; printing money isnâ€t inflationary; slashing government spending has really destructive effects on incomes and employment." Paul Krugman
Il est en effet important de distinguer les solutions pour régler les problèmes à court-terme des solutions de long-terme. De nombreux économistes ont une vision à long-terme de l'économie, en expliquant que l'austérité et le retour à un budget public quasi-équilibré est le seul moyen de stabiliser durablement les dettes publiques, et qu'une politique monétaire trop accommodante entraîne nécessairement de l'inflation (selon la théorie quantitative de la monnaie). C'est vrai ... à long terme ! Mais en voulant régler les dysfonctionnements de long-terme en reléguant au second plan les problèmes de court-terme (demande agrégée trop faible), nous sommes, selon Krugman, en train de générer nous-même de nouveaux problèmes de long-terme. Finalement, le long-terme n'est-il pas une succession de situation de court-terme ?
"Whenever anyone talks about the need for more stimulus, monetary and fiscal, to reduce unemployment, the response from people who imagine themselves wise is always that we should focus on the long run, not on short-run fixes. The truth, however, is that by failing to deal with our short-run mess, weâ€re turning it into a long-run, chronic economic malaise." Paul Krugman
Il est important de bien comprendre que les arguments de Krugman en faveur d'une relance publique et d'une politique monétaire accommodante ne sont valables qu'en période de crise, justement pour contrecarrer la peur des agents et relancer un cercle vertueux plutôt que de s'enfoncer inexorablement dans un cercle vicieux de déflation et de hausse du chômage. Cela implique donc que l'argent injecté soit réabsorbé (= détruit) et que les taux d'intérêt remontent une fois la machine relancée (pour éviter l'inflation) et que des politiques fiscales et budgétaires plus restrictives soient mises en place une fois la croissance durablement de retour.
On en revient un peu toujours à ce même débat ; c'est en période de boom économique qu'il faut en théorie créer les coussins de sécurité nécessaires pour encaisser les chocs futurs (mesures contre-cycliques). Mais lorsque tout va bien, les agents et les gouvernements sont bien souvent aveuglés par la beauté du présent, et ont davantage tendance à avoir le raisonnement inverse 'tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, donc pourquoi se soucier du futur".
En ce qui concerne l'austérité, il faut bien avouer avec le recul que Krugman semble avoir raison. Certaines grandes institutions internationales, dont le FMI, sont d'ailleurs petit à petit en train d'intégrer et d'accepter le fait que l'austérité n'est pas LA solution unique pour résoudre une crise de la dette. Bien qu'il soit bien sûr important à moyen/long terme de mettre en place les réformes structurelles nécessaires à davantage de stabilité budgétaire, il ne faut pas négliger les effets d'une coupe sauvage des dépenses publiques et d'une hausse massive des impôts à court-terme sur la consommaiton et la croissance.
Pour la politique monétaire, il est pour le moment trop tôt pour savoir qui de Krugman (injection massive de monnaie pour éviter la trappe à liquidité) ou de la vision allemande (hantise de l'inflation et donc politique monétaire relativement restrictive) sortira vainqueur ! Les effets à long-terme des politiques monétaires ultra-accommodantes, comme celles actuellement pratiquées par Ben Bernanke aux Etats-Unis ou par la Bank of Japan, sont très difficiles à estimer. Les sommes actuellement injectées par les différentes banques centrales du globe sont énormes et il est impossible de comparer la situation actuelle avec une quelconque situation passée. Sommes-nous en train de créer des bulles sur le marché action ou sur le marché obligataire ? Comment est-il possible, et quels seront les effets, de la réabsorption des liquidités une fois la fameuse croissance de retour ? Allons nous vers une période de retour de l'inflation ou d'une hausse du "target" d'inflation, par exemple autour de 4% contre 2% actuellement ? Ces questions sont en suspens, et il faudra attendre encore quelques années avant de pouvoir y répondre de manière empirique.
Conclusion : Cette vision anti-austérité et pro "impression monétaire" en période de crise n'est qu'une vision d'un économiste parmi d'autres, et ne représente pas nécessairement LA vérité. Mais lorsque cela sort de la bouche d'un Prix Nobel d'économie, il est tout de même bon d'y jeter plus qu'un coup d'oeil. Les positions de Krugman, basée en majeure partie sur sa connaissance de la crise japonaise et de l'économie américaine, ne sont pas applicables si facilement à la situation européenne, où il existe en plus des problèmes de gouvernance politique et où le mandat de la BCE (contrôle de l'inflation) est différent du mandat de la FED (double objectif "inflation et emploi"). Ce qui n'empêche pas cependant Krugman de critiquer assez fortement la position de l'Allemagne au sein de l'Europe et les politiques budgétaires, fiscales et monétaires mises en place depuis le début de la crise.
"Beyond that, a significant part of public opinion in Europeâ€s core †above all, in Germany †is deeply committed to a false view of the situation. Talk to German officials and they will portray the euro crisis as a morality play, a tale of countries that lived high and now face the inevitable reckoning. Never mind the fact that this isnâ€t at all what happened †and the equally inconvenient fact that German banks played a large role in inflating Spainâ€s housing bubble. Sin and its consequences is their story, and theyâ€re sticking to it. [...] If Germany really wants to save the euro, it should let the European Central Bank do whatâ€s necessary to rescue the debtor nations †and it should do so without demanding more pointless pain." Paul Krugman, "Europeâ€s Austerity Madness"