Hier soir, l'agence de notation Moody's a dégradé la France d'un cran, en s'alignant sur S&P (AA1 et AA+). La France ne conserve donc son AAA qu'auprès de l'agence de notation Fitch Rating. Et pourtant ce matin, les marchés sont plutôt calmes (légère baisse du CAC, mais légère appréciation de l'euro et stabilité du taux emprunt à 10 ans français autour de 2,10%) ! Pourquoi ? Simplement car cette information était déjà intégrée dans les prix actuels par anticipation, et que l'annonce, sans réelle surprise, ne change rien à la donne. La question était davantage de savoir "quand" Moody's allait dégrader la France et non pas "si" elle allait le faire. Après cette petite intro, actualité oblige, revenons en à notre sujet du jour : l'Espagne. Jeudi dernier, The Economist présentait la France comme étant une bombe à retardement au coeur de l'Europe. Mais la vraie bombe à retardement, enfin plutôt la vraie bombe tout court, c'est l'Espagne.
Il y a environ 4/5 mois, c'était un peu la panique totale sur les marchés obligataires souverains ! Les taux espagnols s'envolaient et l'écart de taux entre le taux espagnol et le taux allemand à 10 ans atteignait pour la première fois 600 points de base. Par exemple, le 24 juillet 2012, date du pic de taux en en Espagne, l'Allemagne empruntait autour de 1,2% à 10 ans, la France autour de 2,2%, et l'Espagne à ... 7,6% ! La courbe de taux espagnol était en train de s'inverser, avec une forte hausse des taux, même à courte maturité ("Espagne: La courbe des taux est en train de s'inverser ! Mauvaise nouvelle..."). Bref, la situation semblait insoutenable, et les rumeurs d'éclatement de l'euro étaient de plus en plus nombreuses.
A l'époque, on voyait fleurir des graphiques comme celui-ci dessous, expliquant que dans le cas de l'Irlande, du Portugal et de la Grèce, un plan d'aide avait dû être mis en place à partir du moment où le spread de taux du pays avait atteint les 500 points de base (= instant où le taux d'emprunt d'un pays et de 5 points supérieurs au taux d'emprunt "sans risque" allemand). L'Espagne ayant cassé cette barre symbolique le 28 mai 2012, un plan d'aide global (et non simplement pour une recapitalisation des banques) semblait donc inévitable. Mais pour le moment, Mariano Rajoy, le chef du gouvernement espagnol, n'a toujours pas demandé une aide européenne pour le pays, par peur de l'impopularité des réformes qui pourraient lui être imposées en échange d'une aide financière. Malgré cela, il y a fort à penser que ce n'est qu'une question de temps, Rajoy ayant lui même déclaré "cela ne veut pas dire que nous ne la demanderons pas mais nous estimons, que pour l'heure, ça ne s'impose pas".
Le graphique ci-dessus, issu de la conférence "Perspectives économiques et financières pour le 2nd trimestre 2012" du 7 juin 2012, organisé par la Banque privé Pictet, montre le nombre de jours entre le moment où le spread de taux a dépassé les 500 points de base et la date d'annonce du plan de sauvetage. En Grèce, il aura fallu seulement 16 jours ; le 22 avril 2010, le taux grec grimpait autour de 8% alors que le taux allemand était de 3%, et le 8 mai 2012, un plan de sauvetage était mis en place. Idem au Portugal, où le 31 mars 2011 le spread de taux passait pour la 1ère fois la barre de 500 points de base (taux Portugais autour de 8,3% et un taux allemand autour de 3,3%) et 34 jours après le franchissement de cette barre symbolique, un plan d'aide était adopté. Pour l'Irlande, il aura fallu attendre simplement 24 jours.
L'Espagne est-elle donc l'exception qui confirme la règle ? Au jour d'aujourd'hui, soit environ 170 jours après le cassage de cette barrière, toujours pas de plan d'aide global demandé par le gouvernement. Le spread de taux 10 ans entre l'Espagne et l'Allemagne est même redescendu juste en dessous des 500 points de base. Plus impressionnant, le taux d'emprunt à 3 ans a été quasiment divisé par deux entre fin juillet (autour de 7,5%) et mi-novembre (autour de 3,9%). Difficile d'expliquer précisément les raisons de cela, mais la légère accalmie sur le risque d'éclatement de la zone et la mise en place de l'OMT (Outright Monetary Policy), un programme illimité de rachat de dette sur le marché secondaire par la BCE (voir "Rachat de dette: la BCE envoie l'artillerie lourde !"), ont participé à ce léger mieux. Mais attention, rien n'est réglé, loin de là ! Le niveau actuel des taux espagnols est tout simplement insoutenable étant donné la croissance attendue et le niveau de chômage.
En avril 2012, le FMI publiait le rapport "Perspectives de l'économie mondiale - Une reprise en cours, mais qui reste en danger", qui prévoyait une reprise en Espagne pour 2013 de 0,1%. Mais depuis 6 mois, la situation s'est fortement empirée. Désormais, le gouvernement table sur une faible récession de 0,5% en 2013, alors que la Commission Européen a estimé récemment que cette récession pourrait atteindre 1,4% du PIB. Et j'aurais tendance à croire davantage la Commission Européenne que les prévisions d'un gouvernement, qui se révèlent presque toujours surestimées dans la plupart des pays (ah et bizarrement, cela engendre des déficits et une crise de la dette....). L'objectif espagnol de réduction du déficit à 3% un PIB en 2014 semble totalement inatteignable ; la Commission Européenne l'estimant à ... 6,4% du PIB en 2013 !
Bien que l'Espagne ait historiquement un niveau de dette en pourcentage du PIB dans la fourchette basse de la zone euro, c'est la trajectoire qui fait peur ! En 2007, l'Espagne avait une dette publique presque 3 fois inférieure à celle de l'Italie (36% du PIB pour l'Espagne et 103% du PIB pour l'Italie). Selon les prévisions du FMI, basées d'ailleurs sur une croissance probablement surestimées, l'écart entre la dette espagnol et la dette italienne ne devrait être que de 30 points en 2013.
Faisons un petit exercice de simulation ultra-simplifié. Avec une dette en pourcentage du PIB de 100% (prévision pour 2014, qui risquerait d'arriver dès 2013), et en supposant un taux moyen d'emprunt autour de 4% (l'Espagne n'emprunte pas qu'à 10 ans, et la dette actuelle est aussi composée de dette contractée il y a quelques années à des taux inférieurs), quelle croissance réelle faudrait-il à l'Espagne pour parvenir à stabiliser sa dette publique à ce niveau ? Je parle bien ici de la stabiliser en pourcentage du PIB, même pas de la diminuer en porucentage ou encore moins de la faire diminuer en valeur.
Le PIB espagnol s'élève à environ 1.000 milliards d'euros, ce qui signifie donc que la charge d'intérêt de la dette est de 40 milliards d'euros (= 10 milliards de moins qu'en France, mais avec un PIB deux fois plus faible). Ce calcul est même plutôt sympa avec l'Espagne, étant donné les taux espagnols depuis quelques mois, mais finalement en accord avec le FMI qui estime pour 2013 la charge d'intérêt de la dette espagnole à 37 milliards d'euros. Avec une inflation à 2%, les combinaisons suivantes de croissance réelle et de déficit budgétaire permettent de stabiliser la dette espagnole : (1) une croissance réelle de 2% et un déficit de 4%, ce qui implique donc un solde budgétaire primaire nul (solde budgétaire sans prendre en compte la charge d'intérêt de la dette) ou (2) une croissance de 0% et un déficit budgétaire de 2% (= excédent primaire de 2% en supposant les taux d'intérêt stables).
Dans un scénario avec des hypothèses plutôt favorables à l'Espagne au niveau du taux d'emprunt, et visant simplement une stabilité de la dette en pourcentage du PIB, on se rend malheureusement compte que ce n'est pas demain la veille que l'Espagne reprendra le contrôle de sa dette. Sans croissance, aucun pays n'est en mesure de maîtriser sa dette ; une récession entraînant une hausse du numérateur "dette en valeur" via la hausse du déficit public (récession = baisse des recettes fiscales de l'Etat et hausse des dépenses type chômage = hausse du déficit) et une baisse mécanique du dénominateur "PIB en valeur".
Il existe tout de même quelques solutions pour que l'Espagne parviennent à ses objectifs. La première serait de voir une intervention de l'Union Européenne, via par exemple le Mécanisme Européen de Stabilité , combinée au programme "OMT" de rachat de dette de la BCE, ce qui permettrait de faire diminuer significativement la charge d'intérêt de la dette de l'Espagne, qui ne serait plus contrainte de se financer sur les marchés à des taux insoutenables. C'est d'ailleurs de mon point de vue la situation la plus probable ; en se rappelant que l'aide européenne sera conditionnée à un ensemble de réforme devant être mis en place par la gouvernement espagnol. L'Espagne tarde d'ailleurs à demander cette aide, entre autre pour négocier que les réformes imposées ne soient pas trop violentes et éviter un remake du cas grec.
La seconde est LA solution magique de tous les pays : le retour de la croissance. C'est bien beau sur le papier, mais un gouvernement ne décide pas de la croissance ! Il peut essayer de mettre en place des réformes, de favoriser l'innovation, d'améliorer les conditions de financement, de rendre le travail plus flexible, d'améliorer la compétitivité (ce sont d'ailleurs en partie les recommandations de Moody's pour la France), mais à aucun moment la croissance ne se décrète. Confrontée à une crise immobilière grave et une industrie plutôt bas / moyen de gamme en concurrence avec les pays émergents, la croissance à long terme espagnole semble plutôt atone ; selon les prévisions entre 1,5 et 2% contre 3 à 4% pré-crise (lire "Espagne, Italie : la réduction de la croissance à court terme et à long terme, le tout sans amélioration des finances publiques").
Conclusion: La situation actuelle est assez étrange. D'un côté on a l'impression qu'un plan de sauvetage global de l'Espagne pourrait permettre d'améliorer la situation de la zone en évitant le risque systémique, et qu'une intervention conditionnée à des réformes permettrait de remettre le pays dans le droit chemin. Les investisseurs attendent d'ailleurs avec impatience cela. La BCE semble être aussi de cet avis ; Benoit Coeuré, membre du directoire de la BCE ayant déclaré "les OMT bien été conçues pour être utilisées et la BCE est prête". De l'autre côté, nous sommes en train de parler d'un plan d'aide à un pays représentant 12% du PIB de la zone euro ; soit presque le double de la somme des 3 pays ayant pour le moment reçu une aide (Portugal 2,5% du PIB de la zone euro, Grèce 2,8% du PIB et Irlande 1,6% du PIB). Cela signifie donc des sommes à engager considérables, et des pertes potentielles énormes en cas d'enlisement de la crise et d'un "Grèce-bis" en Espagne.